Les géologues ont prouvé que le corps du sphinx a été sculpté voilà plus de 12000 ans.
Face à des égyptologues bornés voire menaçants, des centaines de scientifiques indépendants étudient les monuments de l'Égypte pharaonique. Robert Bauval et Graham Hancock font partie des plus audacieux. Ils nous parlent ici des plus récentes découvertes sur le Sphinx grâce aux recherches d'équipes internationales.
Jadis, on le considérait comme un dieu. Puis, l'amnésie l'a pris dans ses filets et, sous l'effet d'un sortilège, il a sombré dans le sommeil. Le temps s'est écoulé. Des milliers d'années. Les climats, les cultures, les religions, les langues et même la configuration des étoiles dans le ciel ont changé. Mais la statue est restée, imposante, songeuse, drapée dans le silence. Les dunes l'ont engloutie plus d'une fois. Les siècles se sont succédé et, parfois, des souverains bienveillants l'ont fait désensabler. Certains ont tenté de la restaurer en apposant des blocs de maçonnerie sur plusieurs parties de son corps de pierre. Longtemps, elle a été peinte en rouge. À l'époque islamique, le désert l'avait ensevelie jusqu'au cou et elle avait reçu un nom nouveau, ou peut-être très ancien : « Abou lhaul », « Père la Terreur. » Une imposante fosse en forme de fer à cheval est creusée dans le soubassement rocheux. Sculptée dans la même pierre, la statue qui y repose a l'air bien vieille. Le sphinx est plus haut qu'un immeuble de cinq étages et aussi long qu'un pâté de maisons. Ses flancs minces sont profondément entaillés par l'érosion. Ses pattes, aujourd'hui restaurées et couvertes de briques, se sont en grande partie effritées. Pour obturer une fissure apparue â son cou, on l'a affligée d'un collier de ciment qui maintient son vénérable chef en place. Bien que blessé et raviné, son visage paraît serein et intemporel. Il offre au regard des expressions qui varient brusquement, selon l'heure et la saison. Couvert du némès, l'élégante coiffe des pharaons, le sphinx garde patiemment les yeux braqués sur l'Orient. Figé en position d'attente et d'observation, perdu dans son «Immobilité» et son «silence», il fixe pour l'éternité le point de lever du soleil équinoxial. Depuis quand se dresse-t-il là, à scruter l'horizon ? De qui reproduit-il les traits ? Quelle est sa fonction ? Pour trouver les réponses à ces questions, nous avons entrepris des recherches qui nous ont ouvert des champs d'investigation aussi étranges que surprenants. Selon une idée communément admise, le Grand Sphinx de Gizeh aurait été sculpté au cours d'une période de l'histoire d'Egypte appelée «Ancien Empire» et sur ordre de Khâfrê. Connu des Grecs sous le nom de Khéphren, ce pharaon a régné sous la IVe dynastie, de 2520 à 2494 av. J.-C. Les lecteurs se verront proposer cette version officielle dans les textes consacrés à l'égyptologie, les encyclopédies, les revues d'archéologie et la littérature de vulgarisation. Toutes ces sources affirment également que le sphinx est conçu à l'image du souverain. À vrai dire, au cours des siècles qui se sont succédé depuis l'apparition du sphinx dont, souvent, seule la tête émergeait du sable, n'importe qui a pu remodeler son visage à tout moment. En outre, la tête du sphinx est trop petite par rapport à son corps : jadis, la tête était beaucoup plus volumineuse, peut-être même avait-elle un aspect léonin, et on l'a retouchée pour lui donner sa taille actuelle. Une observation vient corroborer cette théorie : il existe une subtile discordance entre l'axe de la tête du sphinx et celui des traits du visage. En effet, la tête est orientée plein est, alors que ses traits dévient légèrement vers le nord. Ce défaut est, lui aussi, compatible avec l'idée selon laquelle une statue beaucoup plus ancienne et fortement érodée a pu être retouchée. Comme nous le verrons plus loin, il concorde également avec de nouvelles preuves géologiques relatives à l'âge du monument.
Pourquoi le monument antique le plus connu et le plus étudié au monde suscite-t-il des prises de position diamétralement opposées ? En 1992, l'archéologue Mark Lehner a formulé deux avis passablement contradictoires, qui laissent entrevoir la réponse à cette question :invité à la réunion annuelle de l'American Association for the Advancement of Science, il déclarait: « Il n'y a aucun moyen de dater le sphinx, car il est directement sculpté dans la roche naturelle »;
dans le Cambridge Archaeological Journal, il affirmait : « Nous avons la certitude que le sphinx date de la IVe dynastie, mais sommes confrontés à une absence totale de textes de l'Ancien Empire où il soit mentionné. » Pour ce qui est du premier point, c'est un fait, il n'existe actuellement aucun test permettant de dater à coup sûr un monument taillé dans la pierre. D'aucuns croient que la technique de datation au carbone 14 est efficace, alors qu'il n'en est rien. Elle ne s'applique qu'aux matières organiques. Le sphinx étant sculpté dans le roc, il ne peut s'analyser de cette façon.
Voilà qui nous amène au second point. Les monuments de pierre peuvent être datés avec une relative précision si des textes qui leur sont contemporains mentionnent leur construction. Dans le cas présent, l'idéal serait de découvrir une inscription gravée sous la IVe dynastie et attribuant clairement le sphinx à Khâfrê. Mais, comme l'admet Lehner, on n'a jamais exhumé aucun écrit de cette époque qui évoque le sphinx. En clair, il faut bien avouer que nous nous trouvons devant une oeuvre parfaitement anonyme, taillée dans une roche indatable. Pourquoi donc Mark Lehner, ainsi que d'autres influents érudits, persistent-ils à associer le sphinx à Khâfrê ? L'explication de leur attitude tient à une unique syllabe. Gravée sur la stèle de granite dressée entre les pattes antérieures du sphinx, elle passe pour la preuve que Khâfrê a ordonné la réalisation de la statue. Or, nullement contemporaine de celle-ci, la stèle commémore les efforts héroïques entrepris par le pharaon Thoutmosis IV (1401-1391 av. J.-C.) afin de dégager le monument des sables qui menaçaient de l'étouffer. Elle décrit le géant à corps de lion comme le symbole d'un « grand pouvoir magique, qui existe en ce lieu depuis l'origine des temps. » A la ligne 13 de l'inscription apparaît la syllabe «Khaf», par laquelle débute le nom «Khâfrê». Pourtant, lorsque la stèle a été mise au jour en 1817, la ligne 13, aujourd'hui totalement effacée, était déjà fortement endommagée, et aucun cartouche n'y était visible à cet endroit. Or toutes les inscriptions présentant les noms de souverains les isolent dans des signes de forme ovale appelés "cartouches". Aussi est-il extrêmement difficile de comprendre pourquoi, sur la stèle de granite, le nom d'un monarque aussi puissant que Khâfrê (ou, à vrai dire, de tout autre pharaon) aurait été privé de son indispensable ornement. Par ailleurs, quand bien même la syllabe «Khaf» se réfère à Khâfrê, elle ne prouve pas que le roi ait réalisé le sphinx. Aussi bien, on a pu inclure le nom du souverain au texte afin de rappeler une action qu'il aurait accomplie. Comme tant de ses successeurs (Ramsès II, Thoutmosis IV, Ahmosis ler, etc.), et peut-être tant de ses prédécesseurs, Khâfrê n'aurait-il pas restauré le sphinx ? Cette opinion est corroborée par le texte d'une autre stèle, à peu près contemporaine de la première. Connue sous le nom de "stèle de l'Inventaire" et également découverte à Gizeh, elle est considérée par la plupart des égyptologues modernes comme faisant état d'évènements fictifs. Elle précise que Khoufoui a vu le sphinx. Comme Khoufoui, constructeur supposé de la Grande Pyramide, est le prédécesseur de Khâfrê, il est évident que ce dernier n'a pu ordonner l'aménagement du monument.
A la fin des années 70, John Anthony West, un chercheur indépendant nord-américain, s'est penché sur l'oeuvre du Français R. A. Schwaller de Lubicz. Symboliste et mathématicien de génie, celui-ci est surtout célèbre pour son travail sur le temple de Louxor. Mais dans " Le Roi de la théocratie pharaonique ", un texte plus général publié en 1961, il commentait les implications archéologiques des conditions climatiques et des inondations qui ont frappé l'Egypte il y a plus de douze mille ans. « Nous pouvons admettre qu'une grande civilisation a dû précéder les vastes mouvements d'eau qui ont passé sur l'Egypte, ce que laisse supposer l'existence du Sphinx sculpté dans la roche de la falaise Ouest, à Guizeh, ce Sphinx dont tout le corps léonin, à l'exception de la tête, montre une indiscutable érosion aquatique. » Manifestement passée inaperçue jusqu'alors, cette simple observation remettait en question le consensus qui attribuait le sphinx à Khâfrê, tout en fixant la date de sa création à 2500 av. J.-C. À la lecture de ces lignes, West s'est aperçu que, grâce à la géologie, Schwaller avait ouvert une voie « permettant de prouver l'existence éventuelle d'une civilisation différente, antérieure de plusieurs millénaires à l'Egypte dynastique, et peut-être plus grande qu'elle (ou que toute autre civilisation connue). » Si l'on peut prouver que l'usure du sphinx est due à l'eau, et non au vent ou au sable, comme le soutiennent les égyptologues, on soulèvera un vrai problème quant à la fiabilité de la chronologie établie. Pour le comprendre, il suffit de se souvenir que le climat de l'Egypte n'a pas toujours été aussi aride qu'aujourd'hui, et que les formes d'érosions sur lesquelles West et Schwaller attirent notre attention sont spécifiques de l'ensemble architectural du sphinx (le monument lui-même dans sa fosse, le Temple du sphinx et le Temple bas). Il est évident que les structures composant cet ensemble ont été édifiées à la même époque. Mais à quelle époque ? West s'exprime ainsi : « La crue ou les crues ne peuvent avoir engendré l'usure apparente sur le sphinx. Le problème, c'est que le sphinx est très endommagé jusqu'à hauteur du cou. Il faudrait donc que les eaux de crue se soient élevées d'au moins dix-huit mètres au-dessus de la vallée du Nil. On imagine difficilement des inondations de cette ampleur. Or, les blocs de calcaire qui forment la maçonnerie du temple dit "funéraire" sont également érodés par l'eau. Si cette théorie était correcte, la crue aurait dû atteindre la base des pyramides. Il faudrait alors ajouter une trentaine de mètres à l'élévation des eaux de crue. C'est pourquoi le sphinx ne peut avoir été endommagé par cet agent. » Alors, par quoi ? En 1989, John West a contacté Robert Schoch. Géologue, stratigraphe et paléontologue très respecté, ce professeur à l'université de Boston est spécialiste de l'érosion de roches tendres très semblables au calcaire du plateau de Gizeh. Il a confirmé que le monument avait visiblement souffert d'une érosion par l'eau. À son avis, il était évident que les causes de ce phénomène n'étaient pas les inondations, mais les "précipitations". Dès son retour à Boston, Schoch s'est enfermé dans son laboratoire. Quelques mois plus tard, les résultats de ses travaux étant concluants, il a remis le nez dehors. Au grand ravissement de West, il était désormais prêt à soutenir que le sphinx avait subi une érosion par la pluie et à assumer les implications historiques considérables de cette affirmation. En bref, son argumentation, à laquelle les paléoclimatologues adhèrent pleinement, s'appuie sur le fait que les intenses précipitations capables d'engendrer les formes d'érosion caractéristiques du sphinx ont cessé de s'abattre sur l'Egypte plusieurs millénaires avant 2500 av. J.-C., l'époque où, au dire des égyptologues, le sphinx serait apparu. En conséquence, ces preuves géologiques indiquent que, selon une estimation extrêmement modérée, le sphinx aurait été sculpté entre 7000 et 5000 av. J.-C. "au bas mot".
En ce temps-là, s'il faut en croire les spécialistes, la vallée du Nil n'était occupée que par des peuplades néolithiques primitives, qui pratiquaient la chasse et la cueillette, et n'avaient pour "outillage" que des bâtons et des silex taillés. Si Schoch a raison, le sphinx et les temples voisins, qui sont formés de centaines de blocs de calcaire pesant 200 tonnes, doivent être l'oeuvre d'une civilisation antique avancée et encore non identifiée. Comment ont réagi les égyptologues ? « Ridicule ! », s'est écrié Peter Lecovara, assistant conservateur du Département égyptien du Museum of Fine Arts de Boston. « Des milliers de savants étudient la question depuis des siècles et la chronologie est pratiquement fixée. Aucune surprise de taille ne nous attend [...]. » Soucieux d'aller plus loin que Schoch et sentant que celui-ci s'était montré trop modéré, voire frileux, en établissant l'apparition du sphinx entre 7000 et 5000 av. J.-C. "au bas mot", West déclarait : « Â ce stade, Schoch et moi sommes en désaccord, ou plutôt nous interprétons les mêmes données assez différemment. II préfère opter pour l'opinion la plus conservatrice [...]. Mais je reste convaincu que le sphinx est antérieur à la fin de la dernière période glaciaire. » Ce qui signifiait concrètement : à une époque antérieure à 15 000 av. J.-C. Sur avis des égyptologues occidentaux, le gouvernement égyptien s'oppose à toute recherche géologique ou sismographique aux abords du sphinx depuis 1993... Le Grand Sphinx garde les yeux fixés sur le point immuable où le soleil se lève lors de l'équinoxe. Cette orientation nous procure une base astronomique en fonction de laquelle nous pouvons dater le monument.
Nous savons que les astronomes de l'Antiquité prêtaient une attention toute particulière à la constellation zodiacale qui apparaissait à l'est, juste avant le soleil, à l'aube de l'équinoxe de printemps et qui donnait son nom à un "Age" astrologique. Non content de jouer sur la hauteur des étoiles lors de leur passage au méridien, le phénomène de la précession axiale de la terre affecte aussi ces célèbres constellations (le Lion, le Cancer, les Gémeaux, le Taureau, le Bélier, le Poisson, le Verseau, etc.), dont les coordonnées, par rapport au point de lever du soleil équinoxial, connaissent des modifications lentes, mais constantes. Appelé "précession des équinoxes", le phénomène astronomique qui en résulte est difficile à observer. Il se manifeste par le déplacement graduel du point d'équinoxe à travers les douze "maisons" du zodiaque. Voici ce qu'en disent les historiens des sciences Giorgio de Santillana et Hertha von Dechend, dont l'essai Hamlet's Mill se présente comme une magistrale étude de la mythologie précessionnelle archaïque : « La constellation qui se levait à l'est, juste avant le soleil (on parle alors de son "lever héliaque"), indiquait le "lieu" où résidait l'astre [...]. Elle était connue pour être la "porteuse" du soleil et le principal "pilier" du ciel [...]. La position du soleil parmi les constellations au point vernal (lors de l'équinoxe de printemps) était une aiguille qui marquait les "heures" du cycle précessionnel. Heures fort longues, à vrai dire, car le soleil d'équinoxe occupait chaque constellation du zodiaque pendant un peu moins de deux mille deux cents ans. » De nos jours, comme depuis presque deux millénaires, le soleil de l'équinoxe de printemps se lève avec la constellation des Poissons en arrière-plan. Mais "l' Age des Poissons" approche de son terme, et le soleil équinoxial ne va pas tarder à quitter ce secteur pour se lever devant le Verseau. Pour que le point vernal glisse d'une constellation, ou d'une "maison", du zodiaque à une autre, il lui faut très exactement deux mille cent soixante ans. Ce schéma en tête, prenons "l'horloge précessionnelle" de Santillana et Dechend, et faisons-la fonctionner à rebours. Nous traversons l'Age des Poissons, puis l'Age du Bélier qui l'a précédé, pour découvrir qu'en 2500 av. J.-C., date à laquelle la convention fixe l'aménagement du Sphinx, c'était la constellation du Taureau qui abritait le soleil lors de l'équinoxe de printemps. Nous voilà au coeur du problème. Résumons-nous :Comme nous l'avons vu, le sphinx est un indicateur, ou une "aiguille" équinoxiale;
Sur un site comme Gizeh, dont la dimension astronomique est si importante, un monument équinoxial datant de l'Age du Taureau devrait représenter cet animal ou son symbole. Or, le sphinx est incontestablement sculpté à l'image d'un lion;
Si nous voulons obtenir la bonne corrélation entre ciel et terre, la précession nous ramène à l'Age du Lion, qui a débuté vers 10500 av. J.-C. Il se trouve que cette époque est la seule où le sphinx, orienté plein est, a bénéficié du bon alignement symbolique au jour dit, car il regardait le soleil équinoxial se lever dans le ciel de l'aube, avec son pendant céleste en arrière-plan.
Pour clarifier ce dernier point, observons une simulation informatique du ciel de Gizeh en 10500 av. J.-C. Demandons au programme de retrouver la position occupée par le soleil et les étoiles juste avant l'aube de l'équinoxe, et visons le plein est, dans l'axe du regard du sphinx. Mieux encore, grâce à un soupçon de réalité virtuelle et de licence poétique, imaginons-nous placés entre les pattes de la statue, telle qu'elle se présentait à cette date (qui, nous le savons, correspond assez bien aux caractéristiques géologiques du monument). Dans la partie du ciel où le soleil va se lever, nous voyons alors apparaître la splendide constellation zodiacale du Lion, dont l'aspect est très semblable au fauve qui lui a donné son nom, donc au sphinx lui-même. Les minutes s'égrènent et le ciel commence à s'éclaircir. Au moment précis où le disque solaire point à l'horizon, juste devant nous, faisons un quart de tour à droite pour nous retrouver face au plein sud. Là, culminant au méridien à la hauteur de 9°20, nous découvrons les trois étoiles du Baudrier d'Orion, dont la configuration au ciel est identique à celle des pyramides sur terre. La nécropole de Gizeh, qui nous vient des ténèbres de l'Antiquité, reste dominée par l'énorme statue équinoxiale d'un lion, allongé à l'est de son "horizon", et par trois gigantesques pyramides, disposées par rapport à son méridien comme les trois étoiles du Baudrier d'Orion en 10500 av. J.-C. La question se pose désormais plus simplement : est-ce là pure coïncidence ?
Face à des égyptologues bornés voire menaçants, des centaines de scientifiques indépendants étudient les monuments de l'Égypte pharaonique. Robert Bauval et Graham Hancock font partie des plus audacieux. Ils nous parlent ici des plus récentes découvertes sur le Sphinx grâce aux recherches d'équipes internationales.
Jadis, on le considérait comme un dieu. Puis, l'amnésie l'a pris dans ses filets et, sous l'effet d'un sortilège, il a sombré dans le sommeil. Le temps s'est écoulé. Des milliers d'années. Les climats, les cultures, les religions, les langues et même la configuration des étoiles dans le ciel ont changé. Mais la statue est restée, imposante, songeuse, drapée dans le silence. Les dunes l'ont engloutie plus d'une fois. Les siècles se sont succédé et, parfois, des souverains bienveillants l'ont fait désensabler. Certains ont tenté de la restaurer en apposant des blocs de maçonnerie sur plusieurs parties de son corps de pierre. Longtemps, elle a été peinte en rouge. À l'époque islamique, le désert l'avait ensevelie jusqu'au cou et elle avait reçu un nom nouveau, ou peut-être très ancien : « Abou lhaul », « Père la Terreur. » Une imposante fosse en forme de fer à cheval est creusée dans le soubassement rocheux. Sculptée dans la même pierre, la statue qui y repose a l'air bien vieille. Le sphinx est plus haut qu'un immeuble de cinq étages et aussi long qu'un pâté de maisons. Ses flancs minces sont profondément entaillés par l'érosion. Ses pattes, aujourd'hui restaurées et couvertes de briques, se sont en grande partie effritées. Pour obturer une fissure apparue â son cou, on l'a affligée d'un collier de ciment qui maintient son vénérable chef en place. Bien que blessé et raviné, son visage paraît serein et intemporel. Il offre au regard des expressions qui varient brusquement, selon l'heure et la saison. Couvert du némès, l'élégante coiffe des pharaons, le sphinx garde patiemment les yeux braqués sur l'Orient. Figé en position d'attente et d'observation, perdu dans son «Immobilité» et son «silence», il fixe pour l'éternité le point de lever du soleil équinoxial. Depuis quand se dresse-t-il là, à scruter l'horizon ? De qui reproduit-il les traits ? Quelle est sa fonction ? Pour trouver les réponses à ces questions, nous avons entrepris des recherches qui nous ont ouvert des champs d'investigation aussi étranges que surprenants. Selon une idée communément admise, le Grand Sphinx de Gizeh aurait été sculpté au cours d'une période de l'histoire d'Egypte appelée «Ancien Empire» et sur ordre de Khâfrê. Connu des Grecs sous le nom de Khéphren, ce pharaon a régné sous la IVe dynastie, de 2520 à 2494 av. J.-C. Les lecteurs se verront proposer cette version officielle dans les textes consacrés à l'égyptologie, les encyclopédies, les revues d'archéologie et la littérature de vulgarisation. Toutes ces sources affirment également que le sphinx est conçu à l'image du souverain. À vrai dire, au cours des siècles qui se sont succédé depuis l'apparition du sphinx dont, souvent, seule la tête émergeait du sable, n'importe qui a pu remodeler son visage à tout moment. En outre, la tête du sphinx est trop petite par rapport à son corps : jadis, la tête était beaucoup plus volumineuse, peut-être même avait-elle un aspect léonin, et on l'a retouchée pour lui donner sa taille actuelle. Une observation vient corroborer cette théorie : il existe une subtile discordance entre l'axe de la tête du sphinx et celui des traits du visage. En effet, la tête est orientée plein est, alors que ses traits dévient légèrement vers le nord. Ce défaut est, lui aussi, compatible avec l'idée selon laquelle une statue beaucoup plus ancienne et fortement érodée a pu être retouchée. Comme nous le verrons plus loin, il concorde également avec de nouvelles preuves géologiques relatives à l'âge du monument.
Pourquoi le monument antique le plus connu et le plus étudié au monde suscite-t-il des prises de position diamétralement opposées ? En 1992, l'archéologue Mark Lehner a formulé deux avis passablement contradictoires, qui laissent entrevoir la réponse à cette question :
Voilà qui nous amène au second point. Les monuments de pierre peuvent être datés avec une relative précision si des textes qui leur sont contemporains mentionnent leur construction. Dans le cas présent, l'idéal serait de découvrir une inscription gravée sous la IVe dynastie et attribuant clairement le sphinx à Khâfrê. Mais, comme l'admet Lehner, on n'a jamais exhumé aucun écrit de cette époque qui évoque le sphinx. En clair, il faut bien avouer que nous nous trouvons devant une oeuvre parfaitement anonyme, taillée dans une roche indatable. Pourquoi donc Mark Lehner, ainsi que d'autres influents érudits, persistent-ils à associer le sphinx à Khâfrê ? L'explication de leur attitude tient à une unique syllabe. Gravée sur la stèle de granite dressée entre les pattes antérieures du sphinx, elle passe pour la preuve que Khâfrê a ordonné la réalisation de la statue. Or, nullement contemporaine de celle-ci, la stèle commémore les efforts héroïques entrepris par le pharaon Thoutmosis IV (1401-1391 av. J.-C.) afin de dégager le monument des sables qui menaçaient de l'étouffer. Elle décrit le géant à corps de lion comme le symbole d'un « grand pouvoir magique, qui existe en ce lieu depuis l'origine des temps. » A la ligne 13 de l'inscription apparaît la syllabe «Khaf», par laquelle débute le nom «Khâfrê». Pourtant, lorsque la stèle a été mise au jour en 1817, la ligne 13, aujourd'hui totalement effacée, était déjà fortement endommagée, et aucun cartouche n'y était visible à cet endroit. Or toutes les inscriptions présentant les noms de souverains les isolent dans des signes de forme ovale appelés "cartouches". Aussi est-il extrêmement difficile de comprendre pourquoi, sur la stèle de granite, le nom d'un monarque aussi puissant que Khâfrê (ou, à vrai dire, de tout autre pharaon) aurait été privé de son indispensable ornement. Par ailleurs, quand bien même la syllabe «Khaf» se réfère à Khâfrê, elle ne prouve pas que le roi ait réalisé le sphinx. Aussi bien, on a pu inclure le nom du souverain au texte afin de rappeler une action qu'il aurait accomplie. Comme tant de ses successeurs (Ramsès II, Thoutmosis IV, Ahmosis ler, etc.), et peut-être tant de ses prédécesseurs, Khâfrê n'aurait-il pas restauré le sphinx ? Cette opinion est corroborée par le texte d'une autre stèle, à peu près contemporaine de la première. Connue sous le nom de "stèle de l'Inventaire" et également découverte à Gizeh, elle est considérée par la plupart des égyptologues modernes comme faisant état d'évènements fictifs. Elle précise que Khoufoui a vu le sphinx. Comme Khoufoui, constructeur supposé de la Grande Pyramide, est le prédécesseur de Khâfrê, il est évident que ce dernier n'a pu ordonner l'aménagement du monument.
A la fin des années 70, John Anthony West, un chercheur indépendant nord-américain, s'est penché sur l'oeuvre du Français R. A. Schwaller de Lubicz. Symboliste et mathématicien de génie, celui-ci est surtout célèbre pour son travail sur le temple de Louxor. Mais dans " Le Roi de la théocratie pharaonique ", un texte plus général publié en 1961, il commentait les implications archéologiques des conditions climatiques et des inondations qui ont frappé l'Egypte il y a plus de douze mille ans. « Nous pouvons admettre qu'une grande civilisation a dû précéder les vastes mouvements d'eau qui ont passé sur l'Egypte, ce que laisse supposer l'existence du Sphinx sculpté dans la roche de la falaise Ouest, à Guizeh, ce Sphinx dont tout le corps léonin, à l'exception de la tête, montre une indiscutable érosion aquatique. » Manifestement passée inaperçue jusqu'alors, cette simple observation remettait en question le consensus qui attribuait le sphinx à Khâfrê, tout en fixant la date de sa création à 2500 av. J.-C. À la lecture de ces lignes, West s'est aperçu que, grâce à la géologie, Schwaller avait ouvert une voie « permettant de prouver l'existence éventuelle d'une civilisation différente, antérieure de plusieurs millénaires à l'Egypte dynastique, et peut-être plus grande qu'elle (ou que toute autre civilisation connue). » Si l'on peut prouver que l'usure du sphinx est due à l'eau, et non au vent ou au sable, comme le soutiennent les égyptologues, on soulèvera un vrai problème quant à la fiabilité de la chronologie établie. Pour le comprendre, il suffit de se souvenir que le climat de l'Egypte n'a pas toujours été aussi aride qu'aujourd'hui, et que les formes d'érosions sur lesquelles West et Schwaller attirent notre attention sont spécifiques de l'ensemble architectural du sphinx (le monument lui-même dans sa fosse, le Temple du sphinx et le Temple bas). Il est évident que les structures composant cet ensemble ont été édifiées à la même époque. Mais à quelle époque ? West s'exprime ainsi : « La crue ou les crues ne peuvent avoir engendré l'usure apparente sur le sphinx. Le problème, c'est que le sphinx est très endommagé jusqu'à hauteur du cou. Il faudrait donc que les eaux de crue se soient élevées d'au moins dix-huit mètres au-dessus de la vallée du Nil. On imagine difficilement des inondations de cette ampleur. Or, les blocs de calcaire qui forment la maçonnerie du temple dit "funéraire" sont également érodés par l'eau. Si cette théorie était correcte, la crue aurait dû atteindre la base des pyramides. Il faudrait alors ajouter une trentaine de mètres à l'élévation des eaux de crue. C'est pourquoi le sphinx ne peut avoir été endommagé par cet agent. » Alors, par quoi ? En 1989, John West a contacté Robert Schoch. Géologue, stratigraphe et paléontologue très respecté, ce professeur à l'université de Boston est spécialiste de l'érosion de roches tendres très semblables au calcaire du plateau de Gizeh. Il a confirmé que le monument avait visiblement souffert d'une érosion par l'eau. À son avis, il était évident que les causes de ce phénomène n'étaient pas les inondations, mais les "précipitations". Dès son retour à Boston, Schoch s'est enfermé dans son laboratoire. Quelques mois plus tard, les résultats de ses travaux étant concluants, il a remis le nez dehors. Au grand ravissement de West, il était désormais prêt à soutenir que le sphinx avait subi une érosion par la pluie et à assumer les implications historiques considérables de cette affirmation. En bref, son argumentation, à laquelle les paléoclimatologues adhèrent pleinement, s'appuie sur le fait que les intenses précipitations capables d'engendrer les formes d'érosion caractéristiques du sphinx ont cessé de s'abattre sur l'Egypte plusieurs millénaires avant 2500 av. J.-C., l'époque où, au dire des égyptologues, le sphinx serait apparu. En conséquence, ces preuves géologiques indiquent que, selon une estimation extrêmement modérée, le sphinx aurait été sculpté entre 7000 et 5000 av. J.-C. "au bas mot".
En ce temps-là, s'il faut en croire les spécialistes, la vallée du Nil n'était occupée que par des peuplades néolithiques primitives, qui pratiquaient la chasse et la cueillette, et n'avaient pour "outillage" que des bâtons et des silex taillés. Si Schoch a raison, le sphinx et les temples voisins, qui sont formés de centaines de blocs de calcaire pesant 200 tonnes, doivent être l'oeuvre d'une civilisation antique avancée et encore non identifiée. Comment ont réagi les égyptologues ? « Ridicule ! », s'est écrié Peter Lecovara, assistant conservateur du Département égyptien du Museum of Fine Arts de Boston. « Des milliers de savants étudient la question depuis des siècles et la chronologie est pratiquement fixée. Aucune surprise de taille ne nous attend [...]. » Soucieux d'aller plus loin que Schoch et sentant que celui-ci s'était montré trop modéré, voire frileux, en établissant l'apparition du sphinx entre 7000 et 5000 av. J.-C. "au bas mot", West déclarait : « Â ce stade, Schoch et moi sommes en désaccord, ou plutôt nous interprétons les mêmes données assez différemment. II préfère opter pour l'opinion la plus conservatrice [...]. Mais je reste convaincu que le sphinx est antérieur à la fin de la dernière période glaciaire. » Ce qui signifiait concrètement : à une époque antérieure à 15 000 av. J.-C. Sur avis des égyptologues occidentaux, le gouvernement égyptien s'oppose à toute recherche géologique ou sismographique aux abords du sphinx depuis 1993... Le Grand Sphinx garde les yeux fixés sur le point immuable où le soleil se lève lors de l'équinoxe. Cette orientation nous procure une base astronomique en fonction de laquelle nous pouvons dater le monument.
Nous savons que les astronomes de l'Antiquité prêtaient une attention toute particulière à la constellation zodiacale qui apparaissait à l'est, juste avant le soleil, à l'aube de l'équinoxe de printemps et qui donnait son nom à un "Age" astrologique. Non content de jouer sur la hauteur des étoiles lors de leur passage au méridien, le phénomène de la précession axiale de la terre affecte aussi ces célèbres constellations (le Lion, le Cancer, les Gémeaux, le Taureau, le Bélier, le Poisson, le Verseau, etc.), dont les coordonnées, par rapport au point de lever du soleil équinoxial, connaissent des modifications lentes, mais constantes. Appelé "précession des équinoxes", le phénomène astronomique qui en résulte est difficile à observer. Il se manifeste par le déplacement graduel du point d'équinoxe à travers les douze "maisons" du zodiaque. Voici ce qu'en disent les historiens des sciences Giorgio de Santillana et Hertha von Dechend, dont l'essai Hamlet's Mill se présente comme une magistrale étude de la mythologie précessionnelle archaïque : « La constellation qui se levait à l'est, juste avant le soleil (on parle alors de son "lever héliaque"), indiquait le "lieu" où résidait l'astre [...]. Elle était connue pour être la "porteuse" du soleil et le principal "pilier" du ciel [...]. La position du soleil parmi les constellations au point vernal (lors de l'équinoxe de printemps) était une aiguille qui marquait les "heures" du cycle précessionnel. Heures fort longues, à vrai dire, car le soleil d'équinoxe occupait chaque constellation du zodiaque pendant un peu moins de deux mille deux cents ans. » De nos jours, comme depuis presque deux millénaires, le soleil de l'équinoxe de printemps se lève avec la constellation des Poissons en arrière-plan. Mais "l' Age des Poissons" approche de son terme, et le soleil équinoxial ne va pas tarder à quitter ce secteur pour se lever devant le Verseau. Pour que le point vernal glisse d'une constellation, ou d'une "maison", du zodiaque à une autre, il lui faut très exactement deux mille cent soixante ans. Ce schéma en tête, prenons "l'horloge précessionnelle" de Santillana et Dechend, et faisons-la fonctionner à rebours. Nous traversons l'Age des Poissons, puis l'Age du Bélier qui l'a précédé, pour découvrir qu'en 2500 av. J.-C., date à laquelle la convention fixe l'aménagement du Sphinx, c'était la constellation du Taureau qui abritait le soleil lors de l'équinoxe de printemps. Nous voilà au coeur du problème. Résumons-nous :
Pour clarifier ce dernier point, observons une simulation informatique du ciel de Gizeh en 10500 av. J.-C. Demandons au programme de retrouver la position occupée par le soleil et les étoiles juste avant l'aube de l'équinoxe, et visons le plein est, dans l'axe du regard du sphinx. Mieux encore, grâce à un soupçon de réalité virtuelle et de licence poétique, imaginons-nous placés entre les pattes de la statue, telle qu'elle se présentait à cette date (qui, nous le savons, correspond assez bien aux caractéristiques géologiques du monument). Dans la partie du ciel où le soleil va se lever, nous voyons alors apparaître la splendide constellation zodiacale du Lion, dont l'aspect est très semblable au fauve qui lui a donné son nom, donc au sphinx lui-même. Les minutes s'égrènent et le ciel commence à s'éclaircir. Au moment précis où le disque solaire point à l'horizon, juste devant nous, faisons un quart de tour à droite pour nous retrouver face au plein sud. Là, culminant au méridien à la hauteur de 9°20, nous découvrons les trois étoiles du Baudrier d'Orion, dont la configuration au ciel est identique à celle des pyramides sur terre. La nécropole de Gizeh, qui nous vient des ténèbres de l'Antiquité, reste dominée par l'énorme statue équinoxiale d'un lion, allongé à l'est de son "horizon", et par trois gigantesques pyramides, disposées par rapport à son méridien comme les trois étoiles du Baudrier d'Orion en 10500 av. J.-C. La question se pose désormais plus simplement : est-ce là pure coïncidence ?