L'unité de base de notre perception est la sensation. Une sensation est un changement élémentaire dans l'état de notre vie intérieure, produit – nous semble-t-il – soit par quelque changement dans l'état du monde extérieur par rapport à notre vie intérieure, soit par un changement dans notre vie intérieure par rapport au monde extérieur. Il suffit de définir une sensation comme étant un changement élémentaire dans l'état de notre vie intérieure. Eprouver une sensation est, pensons-nous, pour ainsi dire, le reflet d'un certain changement survenu dans le monde extérieur.
Les sensations que nous éprouvons laissent certaines traces dans notre mémoire. Lorsqu'ils s'accumulent, les souvenirs des sensations se fondent peu à peu dans notre conscience, en groupes formés selon leurs similitudes; ils s'associent, s'assemblent, ou contrastent. Généralement, les sensations éprouvées étroitement les unes avec les autres, surgissent dans notre mémoire associées de la même manière. Et graduellement, les souvenirs de sensations forment des représentations.
Les représentations sont, en quelque sorte, des souvenirs groupés de sensations. Lors de la formation de représentations, le groupement de sensations suit deux directions clairement définies. La première direction d'après le caractère de la sensation, par exemple, une sensation de couleur jaune sera liée à d'autres sensations de couleur jaune, une sensation de goût acidulé avec d'autres sensations de goût acidulé. La deuxième direction, d'après l'époque à laquelle la sensation est éprouvée.
Lorsqu'un groupe qui forme une représentation contient des sensations différentes expérimentées simultanément, le souvenir de ce groupe particulier de sensations est attribué à une cause commune. La « cause commune » est projetée vers le monde extérieur en tant qu'objet, et il est supposé que la représentation en question reflète les propriétés réelles de cet objet.
Un tel groupe de souvenirs constitue par exemple la représentation d'un arbre – cet arbre-ci. Dans ce groupe entrent la couleur verte des feuilles, leur odeur, leurs nuances, le bruissement du vent dans les branches, etc. Toutes ces choses prises ensemble, forment, pourrait-on dire, le foyer des rayons émis par notre mental et graduellement concentrés sur l'objet extérieur, et qui peuvent coïncider parfaitement ou non avec celui-ci.
Dans les complexités plus grandes de la vie mentale, les souvenirs de représentations subissent le même processus que les souvenirs de sensations. À mesure qu'ils s'accumulent, les souvenirs de représentations ou « images de représentation » s'associent des façons les plus variées, sont mis ensemble, contrastés, mis en groupes pour, finalement, donner naissance à des concepts.
Dès lors, des diverses sensations éprouvées à différents moments (en groupes) naît, dans un enfant, la représentation d'un arbre (cet arbre-ci), et plus tard, à partir des images des représentations de différents arbres est formé le concept de l'arbre, c'est-à-dire non pas de cet arbre-ci en particulier, mais d'un arbre en général. La formation de concepts mène à la formation de mots et à l'apparition du discours.
Le discours est composé de mots; chaque mot exprime un concept. Le concept et le mot sont en fait la même chose, sauf que l'un (le concept) se rapporte à l'aspect intérieur, tandis que l'autre (le mot) se rapporte à l'aspect extérieur. Le mot est le signe algébrique d'une chose.
Dans notre discours, les mots expriment des concepts ou des idées. Les idées sont plus larges que les concepts; elles ne sont pas un signe de groupe pour des représentations similaires, mais elles embrassent des groupes de représentations dissemblables, ou même des groupes de concepts. Donc, une idée est un complexe ou un concept abstrait.
Actuellement, l'être humain moyen, pris comme norme, possède trois unités de vie mentale : la sensation, la représentation, et le concept.
L'observation montre, en outre, que dans certaines personnes apparaît à certains moments, comme une quatrième unité de vie mentale, que les différents auteurs et écoles nomment différemment, mais dans laquelle l'élément de perception d'idées est toujours relié à l'élément émotionnel. Si l'idée de Kant s'avère, si l'espace avec ses caractéristiques est une propriété de notre conscience et non une propriété du monde extérieur, alors la tridimensionnalité du monde doit dépendre d'une manière ou d'une autre de la constitution de notre appareil mental.
Concrètement, la question peut être posée comme ceci : Quelle est la relation de l'étendue tridimensionnelle du monde avec le fait que notre appareil mental contient des sensations, des représentations et des concepts, et qu'ils apparaissent exactement dans cet ordre ?
Nous avons un appareil mental de cette sorte, et le monde est tridimensionnel. Comment prouver que la tridimensionnalité du monde dépend de cette constitution particulière de notre appareil mental ?
Si nous étions capables de modifier notre appareil mental et d'observer que le monde qui nous entoure change à mesure que nous opérons ces modifications, cela nous prouverait que les propriétés de l'espace dépendent des propriétés de notre mental. Si la forme supérieure de vie intérieure mentionnée précédemment (qui apparaît seulement accidentellement et dans des conditions dont on ignore à peu près tout) pouvait être rendue aussi définie, aussi précise et aussi obéissante à notre volonté qu'un concept et si, de ce fait, le nombre des caractéristiques de l'espace devenait plus grand, c'est-à-dire que si l'espace, au lieu d'avoir trois dimensions, en avait quatre, ceci confirmerait notre supposition et prouverait l'idée de Kant selon laquelle l'espace, avec ses propriétés, est la forme de notre perception sensorielle.
Si nous pouvions réduire le nombre des unités de notre vie mentale et nous priver nous-mêmes ou les autres des concepts, faisant fonctionner notre propre mental ou le leur seulement d'après des représentations et des sensations; si, de ce fait, le nombre des caractéristiques de l'espace qui nous entoure diminuait, c'est-à-dire que si, pour ces personnes, le monde devenait bidimensionnel au lieu de tridimensionnel et, en limitant encore davantage leur appareil mental, c'est-à-dire si on les privait de représentations, le monde devenait unidimensionnel, cela confirmerait notre hypothèse et l'idée de Kant pourrait être considérée comme avérée.
Donc, l'idée de Kant pourrait être prouvée expérimentalement si nous étions capables d'assurer que pour un être ne possédant rien d'autre que des sensations, le monde est unidimensionnel; pour un être possédant sensations et représentations il est bidimensionnel; et pour un être possédant, outre les concepts et les idées, également des formes supérieures de perception, le monde est quadridimensionnel.
La proposition de Kant au sujet du caractère subjectif de l'idée d'espace pourrait être considérée comme prouvée si:
a) pour un être qui ne possède rien d'autre que des sensations notre monde tout entier, avec toutes ses variétés de formes, apparaît comme une ligne; si l'univers de cet être a une dimension, c'est-à-dire si cet être est unidimensionnel en vertu des propriétés de sa perception; et
b) pour un être ayant la capacité de former des représentations, outre sa capacité a éprouver des sensations, le monde a une étendue bidimensionnelle, c'est-à-dire si notre monde tout entier, avec son ciel bleu, ses nuages, ses arbres verts, ses montagnes et ses précipices, apparaît comme un plan; si l'univers de cette personne n'a que deux dimensions, c'est-à-dire, si cet être est bidimensionnel en vertu des propriétés de sa perception.
En résumé, la proposition de Kant serait prouvée si nous voyons que, pour un sujet donné, le nombre des caractéristiques du monde change selon les changements survenus dans son appareil mental.
Il ne semble pas possible de faire l'expérience de la réduction des caractéristiques mentales, parce que nous ne savons pas comment restreindre notre propre appareil mental ou celui d'autres personnes, avec les moyens dont nous disposons ordinairement. Des expériences pour tenter d'augmenter le nombre des caractéristiques mentales ont été faites, mais pour diverses raisons, elles ne sont pas suffisamment convaincantes. La raison principale en est qu'un accroissement des facultés mentales produit, dans notre monde intérieur, tellement d'innovations que ces nouveautés masquent les changements qui se produisent simultanément dans nos perceptions habituelles du monde. Nous ressentons la nouveauté, mais nous sommes incapables de définir exactement la différence.
Nombreux sont les enseignements, et les doctrines religieuses et philosophiques qui ont pour objectif avoué ou caché, précisément cette expansion de conscience. Cela a été de tout temps l'objectif du mysticisme, de toutes les religions, c'est là l'objectif de l'occultisme, l'objectif du yoga d'orient. Mais la question de l'expansion de conscience exige une étude particulière.
Entre-temps, afin de prouver les dissensions mentionnées précédemment à propos des changements dans le monde, qui seraient le résultat de changements dans l'appareil mental, il suffit d'examiner l'hypothèse concernant la possibilité d'un nombre restreint de caractéristiques mentales.
Si nous ne savons pas comment faire des expériences dans cette perspective, peut-être est-il cependant possible d'observer. Nous devons nous poser la question suivante: Y a-t-il, dans le monde, des êtres dont la vie mentale est inférieure à la nôtre dans le sens qui nous intéresse ?
De tels êtres, dont la vie mentale est inférieure à la nôtre, existent indubitablement. Ce sont les animaux. Nous en savons très peu en ce qui concerne la différence entre le processus mental d'un animal et celui d'un être humain; et notre « psychologie conversationnelle » ordinaire en ignore tout. En général, on nie l'existence de la raison chez les animaux, ou bien, tout au contraire, on leur prête notre propre psychologie, mais « limitée » (encore que nous ignorions en quoi consiste cette limitation). Et puis nous disons qu'un animal n'est pas doué de raison mais a de l'instinct. Mais nous avons une idée très nébuleuse de ce qu'est l'instinct. Je ne parle pas que de la psychologie populaire, mais également de la psychologie « scientifique. »
Cependant, essayons de découvrir ce qu'est l'instinct et ce qu'est la mentalité animale. En premier lieu, examinons les actions d'un animal et déterminons de quelle manière celles-ci diffèrent de celles d'un être humain. Si ces actions sont instinctives, qu'est-ce que cela signifie?
Chez les êtres vivants nous distinguons des actions réflexes, des actions instinctives, des actions rationnelles, des actions automatiques. Les actions réflexes sont simplement des réponses par le mouvement, des réactions à des stimulations provenant de l'extérieur, qui se produisent toujours de la même manière, peu importe leur utilité ou leur manque d'utilité, leur opportunité ou leur manque d'opportunité dans une situation donnée. Leur origine et leurs lois sont le résultat de la simple irritabilité de la cellule.
Que signifie « irritabilité de la cellule » et quelles sont ces lois?
L'« irritabilité de la cellule » exprime sa capacité à répondre par le mouvement à une irritation extérieure. Des expériences faites sur de simples organismes vivants monocellulaires ont montré que l'irritabilité est régie par des lois strictement définies. La cellule répond par le mouvement à une irritation extérieure. La force du mouvement de réponse est accrue en proportion de l'augmentation de la force d'irritation, mais il n'a pas été possible d'établir le ratio exact. Afin de provoquer un mouvement de réponse, l'irritation doit être suffisamment forte. Toute irritation éprouvée laisse une certaine trace dans la cellule, rendant celle-ci plus susceptible d'éprouver de nouvelles irritations. Ceci est prouvé par le fait qu'à une irritation répétée avec une force égale, la cellule répond par un mouvement plus accentué qu'à la première irritation. Et si les irritations sont encore répétées, la cellule répond par un mouvement de plus en plus accentué, jusqu'à une certaine limite. Ayant atteint cette limite, la cellule est fatiguée, dirait-on, et commence à répondre à une même irritation, par des mouvements de plus en plus faibles. La cellule paraît s'être accoutumée à l'irritation. Pour la cellule, celle-ci commence à faire partie de son environnement permanent et la cellule cesse d'y réagir, parce qu'elle ne réagit qu'à des changements dans les conditions permanentes. Si dès le début l'irritation est trop faible que pour produire un mouvement de réponse, elle laisse cependant une trace invisible dans la cellule. Cela est démontré par le fait que, si on produit de faibles irritations, il est possible d'y faire réagir la cellule. Donc, dans les lois d'irritabilité nous apercevons ce qu'on pourrait qualifier de rudiments de facultés de mémoire, de fatigue et d'habitude. La cellule produit l'illusion d'un être qui, bien que non conscient ni doué de raison, est cependant capable de se souvenir, de former des habitudes, et de se fatiguer.
Si nous nous laissons presque tromper par une cellule, combien plus facilement encore serons-nous trompés par la vie complexe d'un animal. Mais revenons à notre analyse des actions.
Les actions réflexes d'un organisme sont les actions qui impliquent tout l'organisme ou une partie de celui-ci, comme le fait la cellule, c'est-à-dire dans les limites de la loi d'irritabilité. Nous observons de telles actions et chez l'être humain, et chez l'animal. Un frisson parcourt l'être humain qui éprouve un froid soudain ou un effleurement inattendu. Il cligne des yeux si un objet s'approche rapidement de lui ou le touche. Lorsqu'un être humain est assis jambes pendantes, son pied donne un brusque coup en avant lorsque le tendon qui se trouve en dessous du genou est heurté. Ces mouvements se produisent indépendamment de la conscience et peuvent même se produire en opposition avec la conscience. En règle générale, la conscience les perçoit comme des faits déjà accomplis. Et ces mouvements ne doivent pas nécessairement être opportuns. Le pied sera projeté vers l'avant toutes les fois que le tendon sera heurté, même s'il risque d'être blessé par un couteau ou du feu.
Les actions instinctives sont des actions logiques, mais qui sont accomplies sans conscience de choix ni de but.
Elles se produisent lors de l'apparition d'une qualité émotionnelle dans une sensation, c'est-à-dire à partir du moment où du plaisir ou de la douleur est associé à la sensation.
Et de fait, avant l'apparition de l'intellect humain, les « actions » dans tout le règne animal, sont destinées à obtenir ou faire durer du plaisir, ou à éviter de la douleur. Nous pouvons affirmer en toute certitude que l'instinct est plaisir-douleur qui, comme les pôles négatif et positif d'un aimant, repousse-attire l'animal dans l'une ou l'autre direction, le forçant ainsi à accomplir tout une série d'actions complexes, à des moments tellement opportuns qu'elles paraissent conscientes, et non seulement conscientes, mais basées sur une prédiction de l'avenir qui frise parfois la clairvoyance : par exemple la migration des oiseaux, la construction de nids pour des jeunes non encore nés, la découverte du chemin vers le sud en automne et vers le nord au printemps, etc. Mais en fait, toutes ces actions sont expliquées par l'instinct seul, c'est-à-dire que ces animaux recherchent le plaisir et fuient la douleur.
Au cours de périodes si longues que des milliers d'années comptent pour des journées, il y a eu chez tous les animaux, par la sélection, un type qui vit dans cette subordination. Cette subordination est opportune, c'est-à-dire que ses résultats mènent au but recherché. La raison de ceci est très claire. Si la sensation de plaisir provient de quelque chose qui nuit à l'espèce, cette espèce ne pourra survivre et donc s'éteindra bientôt. L'instinct est le facteur de guidance, mais seulement aussi longtemps que cet instinct est opportun. Dès qu'il cesse d'être opportun, il devient un facteur de guidance vers la mort, et l'espèce s'éteint. Normalement, le plaisir est agréable et la douleur désagréable, non pas pour son utilité ou sa nocivité, mais comme une conséquence de celle-ci. Les influences qui se sont révélées utiles à une espèce donnée pendant sa vie végétale, en viennent à être éprouvées comme agréables lors de la transition vers la vie animale; les expériences néfastes sont éprouvées comme désagréables. Une même influence, disons une certaine température par exemple, peut être utile et agréable à une espèce, et néfaste et désagréable à une autre. Il est clair, dès lors, que la subordination au plaisir et à la douleur doit être opportune. L'agréable est agréable parce qu'il est utile; le désagréable est désagréable parce qu'il est néfaste.
L'étape qui suit les actions instinctives est l'apparition d'actions rationnelles et d'actions automatiques. Une action rationnelle est une action reconnue par le sujet qui l'accomplit, avant que celle-ci soit accomplie : une action que le sujet agissant peut qualifier, définir, expliquer, et dont la cause et le but peuvent être définis avant son accomplissement.
Les actions automatiques sont celles qui ont été rationnelles pour un sujet donné mais qui sont ensuite devenues habituelles et inconscientes de par leurs nombreuses répétitions. Les actions automatiques apprises par des animaux dressés étaient rationnelles auparavant, non pas chez l'animal, mais chez le dresseur. De telles actions paraissent souvent très rationnelles, mais c'est pure illusion. L'animal se souvient de l'ordre des actions, dès lors celles-ci paraissent réfléchies et opportunes. Et il est vrai qu'elles ont été pensées, mais pas par l'animal. On confond souvent les actions automatiques avec les actions instinctives; et il est vrai qu'elles ressemblent aux actions instinctives, mais en même temps, il y a une énorme différence entre les deux. Les actions automatiques sont créées par le sujet au cours de sa propre vie. Et avant de devenir automatiques, elles ont dû longtemps être rationnelles pour ce sujet ou pour quelqu'un d'autre.
Les actions instinctives sont créées pendant la vie d'une espèce, et la faculté de les accomplir est transmise telle quelle par l'hérédité. On peut dire que les actions automatiques sont celles qu'un sujet particulier a mises au point pour lui-même. Les actions instinctives ne peuvent être des actions automatiques mises au point par une espèce donnée, parce qu'elles n'ont jamais été destinées à des individus particuliers de cette espèce mais sont les résultats d'une série complexe de réflexes. .
Réflexes, actions instinctives et actions « rationnelles » peuvent être considérés comme réfléchis, (reflétés) c'est-à-dire non indépendants.
Les premières, les deuxièmes et les troisièmes sortes d'actions proviennent non de l'être humain lui-même, mais du monde extérieur. Un être humain n'est qu'une station de transmission ou de transformation de forces; toutes ses actions appartenant à ces trois catégories sont produites par des impressions en provenance du monde extérieur. Dans ces trois sortes d'actions, l'être humain n'est en fait qu'un automate, conscient ou inconscient de ses actions. Rien ne provient de lui-même.
Seule la catégorie la plus élevée d'actions, c'est-à-dire les actions conscientes (que nous n'observons pas, en général, parce que nous les confondons avec les actions rationnelles, principalement parce que nous nommons conscientes des actions « rationnelles ») ne dépendent pas seulement d'impressions en provenance du monde extérieur, mais également de quelque chose d'autre. Mais la capacité d'accomplir de telles actions se rencontre très rarement, et peu nombreux sont les humains à la posséder. Ces personnes peuvent être définies comme appartenant au type humain supérieur.
Ayant défini les divers types d'actions, revenons à présent à la question: En quoi l'appareil mental de l'animal diffère-t-il de celui de l'être humain?
Des quatre catégories d'actions, deux seulement sont accessibles à l'animal. La catégorie des actions « rationnelles » ne leur est pas accessible. Ceci est prouvé tout d'abord par le fait que les animaux ne parlent pas comme nous le faisons.
Il a été démontré précédemment que la faculté de discours est indissolublement liée à la faculté de former des concepts. En conséquence, nous pouvons dire que les animaux ne forment pas de concepts.
Ceci est-il vrai, et la possession d'une raison instinctive est-elle possible sans la possession de la notion de concept ?
Tout ce que nous savons de la raison instinctive est que celle-ci fonctionne lorsqu'on possède la notion de représentation et de sensation, tandis que les niveaux inférieurs possèdent seulement la notion de sensation. L'appareil mental, qui pense au moyen de représentations, doit être identique à la raison instinctive, qui lui permet d'opérer une sélection parmi les représentations disponibles, ce qui, de l'extérieur, donne l'impression d'un raisonnement et d'aboutissement à des conclusions. En réalité, un animal ne pense pas ses actions, mais il vit selon des émotions : il obéit à l'émotion la plus forte à un moment donné. Cependant, il est indubitable que dans la vie d'un animal il peut y avoir des moments très intenses lorsque celui-ci est confronté à la nécessité d'opérer une sélection dans une certaine série de représentations. Dans ce cas, à un moment donné, ses actions peuvent paraître raisonnées. Par exemple, un animal confronté à un danger agit souvent avec une surprenante prudence et une étonnante intelligence.
Mais en réalité, les actions d'un animal sont gouvernées, non pas par les pensées, mais la plupart du temps par la mémoire émotionnelle et par des représentations motrices. Il a été démontré que les émotions sont opportunes et, chez un être normal, la subordination à celles-ci serait également opportune. Chez un animal, toute représentation, toute image rappelée au souvenir, est reliée à quelque sensation émotionnelle et à un souvenir émotionnel; il n'y a pas de pensées telles quelles ni non-émotionnelles dans la nature de l'animal. Ou s'il y en a, elles sont inactives, incapables de déclencher une action.
Dès lors, toute action chez l'animal, même si elle est parfois très complexe et semble rationnelle, peut être expliquée sans qu'il faille lui supposer l'existence de concepts, raisonnement ou conclusions mentales.
Au contraire, nous devons admettre que les animaux n'ont pas de notion de concept. La preuve est qu'ils sont incapables de discours. Si nous considérons deux personnes de nationalités différentes, de races différentes, chacune ignorant la langue de l'autre, si ces deux personnes doivent vivre ensemble, elles trouvent immédiatement des moyens de communiquer entre elles. L'une dessinera un cercle, l'autre dessinera un cercle près du premier. C'est assez pour établir qu'elles sont capables de se comprendre. Si un épais mur de pierre sépare ces personnes, ici encore cela ne les empêchera pas de communiquer : l'une frappera trois fois sur le mur, l'autre frappera trois fois en réponse, et la communication sera établie. L'idée de communiquer avec les habitants d'autres planètes est précisément basée sur le système des signaux lumineux. On propose de tracer sur la Terre, un énorme cercle ou carré lumineux. Celui-ci devrait pouvoir être observé de Mars ou de ses abords, et une réponse similaire pourrait être obtenue.
Nous vivons côte à côte avec les animaux, et cependant, nous sommes incapables d'établir de telles communications avec eux. Il est évident que la distance entre eux et nous est plus grande qu'entre des humains séparés par l'ignorance de leur langue réciproque, des murs de pierre ou d'énormes distances.
Une autre preuve de l'absence de notion de concept chez l'animal est son incapacité à utiliser un levier, c'est-à-dire son incapacité à arriver de manière indépendante à une compréhension de la signification et de l'action d'un levier. L'argument habituel selon lequel l'animal ne sait pas comment utiliser un levier simplement parce que ses organes (pattes, etc.) ne sont pas adaptés à de telles actions, ne tient pas debout, parce qu'on peut apprendre à n'importe quel animal à utiliser un levier. Cela signifie que les organes n'ont rien à voir ici. Le fait est que l'animal est incapable d'arriver par lui-même à l'idée d'un levier. L'invention du levier a séparé d'un seul coup l'être humain primitif de l'animal et a été étroitement associée à l'apparition du concept. L'aspect mental de la compréhension de l'action du levier est contenu dans la construction d'un syllogisme correct. Sans la construction mentale d'un syllogisme il est impossible de comprendre l'action d'un levier. Sans concept il est impossible de construire un syllogisme. Dans le monde mental, un syllogisme a littéralement la même signification qu'un levier dans le monde physique.
L'utilisation d'un levier distingue l'être humain de l'animal aussi radicalement que le fait le discours. Si des scientifiques martiens observent la Terre et l'étudient objectivement au travers d'un télescope, sans entendre le langage et sans entrer dans le monde subjectif des habitants, et sans aucun contact avec ceux-ci, ils diviseraient les êtres vivant sur la Terre en deux catégories : ceux qui sont familiarisés avec l'action et ceux qui ne le sont pas.
En général, la psychologie des animaux nous est très difficile à comprendre. Le nombre infini d'observations d'animaux – de l'éléphant à l'araignée – et le nombre infini d'anecdotes à propos de leur intelligence, de leur perspicacité, et de leurs qualités morales ne changent rien à cet égard. Nous représentons les animaux soit comme des automates vivants, soit comme des humains stupides. Nous sommes trop enfermés dans le cercle de notre propre mentalité. Nous n'avons aucune idée d'une autre mentalité, et nous pensons involontairement que la seule sorte possible de mentalité est celle que nous possédons. Mais ceci est une illusion qui nous empêche de comprendre la vie. Si nous étions capables d'entrer dans le monde intérieur d'un animal et de comprendre comment il perçoit, comprend et agit, nous observerions bien des choses extrêmement intéressantes.
Par exemple, si nous pouvions nous représenter et recréer mentalement la logique de l'animal, cela nous aiderait grandement à comprendre notre propre logique et les lois de notre pensée. Et surtout, nous pourrions comprendre le caractère conditionnel et relatif de notre idée du monde en général.
Un animal doit avoir une logique très particulière. Bien sûr, ce n'est pas de la logique dans le vrai sens du terme, car la logique présuppose l'existence du logos, c'est-à-dire de la parole ou du concept. Notre logique habituelle, celle d'après laquelle nous vivons, et sans laquelle le cordonnier est incapable de confectionner des chaussures, peut être résumée au simple schéma formulé par Aristote dans les écrits qui ont été publiés par ses élèves sous le titre général d'Organon, c'est-à-dire l' « Instrument » (de la pensée). Ce schéma est le suivant:
A est A.
A n'est pas non-A.
Tout est soit A soit non-A.
La logique contenue dans ce schéma, la logique d'Aristote, est tout à fait suffisante à l'observation. Mais elle est insuffisante pour l'expérimentation, parce que l'expérimentation a lieu dans le temps, tandis que la formule d'Aristote ne tient pas compte du temps. Ceci a été observé à l'aube de la naissance de notre connaissance expérimentale; cela a été noté par Roger Bacon et, quelques siècles plus tard, mis en formule par son célèbre homonyme Francis Bacon, dans son traité Novum Organum – Instrument Nouveau (de pensée). On peut résumer la formule de Bacon à ce qui suit:
Ce qui a été A, restera A.
Ce qui a été non-A, restera non-A.
Tout a été et restera soit A soit non-A.
Toute notre expérience scientifique est construite sur ces formules, qu'elles soient ou non prises en compte par notre mental. Et ces mêmes formules servent en fait de base pour la fabrication de chaussures, car si un cordonnier ne peut être certain que le cuir qu'il a acheté hier sera toujours du cuir demain, il ne s'aventurera sans doute pas à fabriquer des chaussures mais s'orientera vers une profession plus sûre.
Les formules logiques, tant celles d'Aristote que celles de Bacon, sont simplement déduites de l'observation des faits, n'englobent que le contenu de ces faits, et ne peuvent englober rien d'autre. Ce ne sont pas des lois de la pensée, mais simplement des lois du monde extérieur tel que nous le percevons, ou des lois de notre relation avec le monde extérieur.
Si nous étions capables de nous représenter à nous-mêmes la « logique » d'un animal, nous comprendrions sa relation au monde extérieur. Notre principale erreur, en ce qui concerne le monde animal, est que nous l'inscrivons dans notre propre logique. Nous pensons qu'il n'existe qu'une seule logique, que notre logique est quelque chose d'absolu, quelque chose qui existe en dehors de nous et séparé de nous. Cependant, en réalité, il s'agit seulement des lois de la relation de notre vie intérieure au monde extérieur, ou les lois que notre mental trouve dans le monde extérieur. Un mental différent trouvera des lois différentes.
La première différence entre notre logique et celle de l'animal est que cette dernière n'est pas générale. Il s'agit d'une logique particulière à chaque cas, à chaque représentation séparée. Pour les animaux il n'existe pas de classification selon des propriétés communes, c'est-à-dire des classes, des variétés et des espèces. Tout objet existe par lui-même, toutes ses propriétés sont des propriétés spécifiques.
Cette maison-ci et cette maison-là sont pour l'animal, des objets totalement différents, parce que l'un est sa maison et l'autre est une maison étrangère. En général, nous reconnaissons les objets grâce à leurs points communs. Les animaux les reconnaissent de par leurs différences. Ils reconnaissent chaque objet grâce aux signes qui ont eu pour eux la plus grande signification émotionnelle. De cette manière, c'est-à-dire avec des qualités émotionnelles, les représentations sont conservées dans la mémoire de l'animal. Il est aisé d'observer qu'il est beaucoup plus difficile de conserver de telles représentations dans la mémoire; en conséquence, la mémoire d'un animal est bien plus encombrée que la nôtre, bien que le nombre des connaissances et des choses conservées par un animal dans sa mémoire, soit bien moins grand que chez l'être humain.
Une fois que nous avons vu un objet, nous y faisons référence en lui attribuant une certaine classe, variété, espèce; nous y attachons l'un ou l'autre concept, et nous le relions dans notre esprit à l'un ou l'autre « mot », c'est-à-dire à un signe algébrique, puis avec un autre le définissant, etc.
Un animal n'a pas de concepts, il n'a dans sa tête aucune algèbre à laquelle il pourrait avoir recours pour penser. Il doit connaître un objet donné et s'en souvenir avec toutes ses caractéristiques et toutes ses particularités. Il n'y aura aucune caractéristique d'oubliée. Mais pour nous, les caractéristiques principales sont contenues dans le concept selon lequel nous avons relié l'objet en question, et nous pouvons le retrouver dans notre mémoire grâce à n'importe lequel de ses signes caractéristiques.
Il résulte clairement de ceci que la mémoire de l'animal est plus encombrée que la nôtre et cela est le principal empêchement de l'évolution de l'animal. Son esprit est trop occupé. Il n'a pas le temps de progresser. Il est possible d'arrêter le développement mental d'un enfant en lui faisant apprendre par coeur des séries de mots et des séries de chiffres. L'animal est exactement dans la même situation. Ceci explique le fait étrange qu'un animal soit plus intelligent lorsqu'il est jeune.
Chez l'être humain, le sommet de la puissance intellectuelle est atteint à l'âge mûr, très souvent dans la vieillesse; chez l'animal c'est exactement l'inverse. Il est réceptif quand il est jeune. Lorsque vient la maturité son développement s'arrête, et dans la vieillesse il rétrograde indubitablement.
La logique de l'animal, si nous tentons de l'exprimer selon une formule similaire à celles d'Aristote et de Bacon, pourrait être la suivante :
L'animal peut comprendre la formule A est A.
Il dira : Je suis moi, etc.
Mais il ne comprendra pas la formule A n'est pas non-A, parce que non-A est un concept.
L'animal dira: Ceci est ceci. Cela est cela. Ceci n'est pas cela.
ou Cet être humain-ci est cet être humain-ci. Cet être humain-là est cet être humain-là. Cet être humain-ci n'est pas cet être humain-là.
Par la suite il me faudra revenir sur la logique des animaux. Pour le moment il m'a seulement fallu établir le fait que la psychologie des animaux est très distincte et très différente de la nôtre. Et elle n'est pas seulement distincte, elle est aussi très variée.
Chez les animaux que nous connaissons, et même chez les animaux domestiques, les différences psychologiques sont tellement grandes qu'il faut les mettre à des niveaux différents. Nous ne remarquons pas cela et nous leur attachons à tous l'étiquette d' « animaux. »
Une oie a mis une patte sur un morceau de melon d'eau; elle tire dessus au moyen de son bec, mais ne parvient pas à le prendre parce elle n'a pas l'idée d'ôter sa patte de dessus le morceau. Cela signifie que son processus mental est tellement vague qu'elle a une connaissance très imparfaite de son propre corps et ne le distingue pas clairement d'autres objets. Cela ne pourrait pas se produire avec un chien ou un chat. Ceux-ci connaissent leur corps parfaitement bien. Mais dans leurs relations aux objets extérieurs, chats et chiens sont très différents.
J'ai observé un chien, un setter très « intelligent. » Lorsque le petit tapis sur lequel il avait l'habitude de dormir se plissait et devenait de ce fait inconfortable, il comprenait que l'inconfort était en dehors de lui, que c'était le tapis, et plus précisément la position du tapis, qui était en cause. Alors, il saisissait le tapis entre ses dents, le tournait et le traînait de-ci, delà, tout en grognant, soupirant et se plaignant, jusqu'à ce que quelqu'un vienne à la rescousse. Mais il n'est jamais parvenu à arranger lui-même le tapis.
Pour un chat, la question ne se poserait même pas. Un chat connaît parfaitement son propre corps, mais tout ce qui est en dehors de lui est considéré comme acquis, comme donné. Corriger le monde extérieur pour l'accommoder à son propre confort ne viendrait jamais à l'idée d'un chat. Peut-être cela est-il dû au fait que le chat vit davantage dans un autre monde, le monde des rêves et des fantasmes, que dans celui-ci. C'est pourquoi, si quelque chose cloche avec son lit, le chat se tournera et se retournera cent fois, jusqu'à ce qu'il trouve une position confortable, ou alors il se couchera dans un autre endroit.
Un singe pourra naturellement étendre le tapis très aisément.
Voilà donc quatre êtres très différents. Et ceci est seulement un exemple; nous pourrions en citer des centaines. Et cependant, pour nous, tous sont des animaux. Nous mélangeons bien des choses qui sont totalement différentes; nos divisions sont très souvent fausses, et ceci nous empêche de nous examiner nous-mêmes.
En outre, il serait tout à fait incorrect d'affirmer que les différences mentionnées déterminent des « étapes d'évolution », que les animaux d'un type sont supérieurs ou inférieurs aux autres. Le chien et le singe, de par leur raison, leur aptitude à imiter, et le chien de par sa fidélité à l'être humain, semblent être supérieurs au chat; mais le chat leur est infiniment supérieur de par son intuition, son sens de l'esthétique, son indépendance et sa force de volonté. Le chien et le singe se manifestent dans leur totalité. Ils laissent apercevoir tout ce qui est en eux. Mais ce n'est pas sans raison que le chat est considéré comme un animal magique et occulte. Une grande partie de celui-ci nous est cachée, et lui est cachée également. Si nous parlons en termes d'évolution, il serait bien plus correct de dire que ces animaux sont d'évolutions différentes, tout comme, selon toute probabilité, il existe plus d'un type d'évolution au sein de l'humanité.
La reconnaissance de plusieurs évolutions indépendantes et, d'un certain point de vue, équivalentes, développant des propriétés entièrement différentes, pourrait nous aider à sortir du labyrinthe des contradictions sans fin de notre compréhension de l'être humain, et nous montrer comment arriver à comprendre la seule évolution réelle et importante pour nous : l'évolution vers l'état de surhomme.
Nous avons vu l'énorme différence qui existe entre la mentalité de l'être humain et celle de l'animal. Cette différence doit profondément affecter la perception qu'a l'animal du monde extérieur. Mais comment et en quoi ? C'est précisément ce que nous ne savons pas et que nous devons nous efforcer d'établir.
Pour ce faire, nous devons revenir une fois encore à notre perception du monde et examiner en détail comment nous le percevons, puis nous devons voir comment le monde doit être perçu par l'animal, avec son appareil mental limité.
Tout d'abord, nous devons noter qu'en ce qui concerne l'aspect extérieur et la forme du monde, notre perception est extrêmement incorrecte. Nous savons que le monde est composé de solides, mais nous voyons et touchons toujours seulement des surfaces. Nous ne voyons ni ne touchons jamais des solides. Un solide est déjà un concept assemblant un certain nombre de représentations par le moyen du raisonnement et de l'expérience. Pour la sensation directe, seules les surfaces existent. Les sensations de poids, de masse, de volume, que nous associons mentalement avec un « solide », sont en réalité liées pour nous à des sensations de surfaces. Nous savons seulement que cette sensation de surfaces provient d'un solide, nous ne sentons jamais le solide lui-même. Sans doute est-il possible de nommer la sensation composite de surfaces, poids, masses, densités, résistances etc. « sensations d'un solide. » Mais nous sommes obligés de rassembler mentalement toutes ces sensations en une seule et d'appeler cette sensation générale un « solide. » Nous ne sentons directement que des surfaces, et ensuite, séparément, le poids; nous ne sentons jamais la résistance d'un solide en tant que tel.
Mais nous savons que le monde n'est pas composé de surfaces; nous savons que nous percevons le monde de manière incorrecte. Nous savons que nous ne voyons jamais le monde tel qu'il est réellement, non seulement dans le sens philosophique de cette expression, mais même dans le sens géométrique le plus ordinaire. Nous n'avons jamais vu un cube, une sphère, etc.; nous n'avons jamais vu que des surfaces. En réalisant cela, nous corrigeons mentalement ce que nous voyons. Sous les surfaces, nous pensons le solide. Mais nous ne pouvons jamais nous représenter un solide; nous ne pouvons pas représenter un cube ou une sphère qui ne soit pas en perspective mais présentant tous ses côtés à la fois.
Il est clair que le monde n'existe pas en perspective, et cependant nous sommes incapables de le voir d'aucune autre façon. Nous ne voyons tout qu'en perspective, c'est-à-dire qu'en percevant le monde avec nos yeux nous le percevons déformé. Et nous savons que nous le déformons. Nous savons qu'il n'est pas tel que nous le voyons. Et sans cesse nous corrigeons mentalement ce que notre oeil voit, substituant au contenu réel, les symboles des choses que notre vision nous montre à NOUS.
Notre vision est une faculté complexe. Elle consiste en sensations visuelles, plus la mémoire des sensations du toucher. Un enfant s'efforce de toucher tout ce qu'il voit : le nez de sa nurse, la lune, les taches de lumière sur le mur. Il n'apprend que graduellement à faire la distinction entre ce qui est proche et ce qui est éloigné par la vue seule. Mais nous savons que, même dans la maturité, nous sommes facilement sujets aux illusions d'optique. Nous voyons les objets éloignés comme s'ils étaient plats, c'est-à-dire encore plus incorrectement, car le relief est, après tout, un symbole indiquant une certaine propriété des objets. À une distance éloignée, un être humain nous apparaît comme une silhouette. Cela est dû au fait que nous ne pouvons toucher ce qui est au loin, et notre oeil n'a pas été entraîné à observer la différence d'avec les surfaces proches de nous, que nous pouvons toucher du bout des doigts.
A cet égard, les observations faites sur des aveugles qui commencent à voir, sont des plus intéressantes. Le périodique Slepetz (L'aveugle) I912, contient une description, basée sur l'observation directe, de la manière dont des personnes aveugles de naissance, apprennent à voir après avoir subi une opération qui leur a rendu la vue. Voici comment un jeune être humain de dix-sept ans décrit ses expériences après avoir subi une ablation de la cataracte. Le troisième jour après l'opération, on lui a demandé ce qu'il voyait. Il a répondu qu'il voyait une vaste étendue de lumière, avec des objets ternes bougeant à l'intérieur de celle-ci. Il ne distinguait pas ces objets. Ce n'est qu'au quatrième jour qu'il a commencé à les distinguer, c'est seulement après deux semaines, quand ses yeux se sont habitués à la lumière, qu'il a commencé à faire un usage pratique de sa vue pour discerner des objets. On lui montra toutes les couleurs du spectre, et il parvint rapidement à les distinguer, sauf le jaune et le vert, qu'il a confondus pendant une période assez longue. Un cube, une sphère et une pyramide, placés devant lui, lui ont paru être un carré, un disque plat et un triangle. Lorsqu'on plaça un disque plat à côté de la sphère, il ne put distinguer aucune différence entre les deux objets. Lorsqu'on lui demanda de décrire sa première impression des deux figures, il répondit qu'il avait remarqué dès l'abord la différence entre le cube et la sphère, et il avait réalisé qu'il ne s'agissait pas de dessins, mais il n'avait pas été capable d'en dériver la représentation d'un carré et d'un cercle, jusqu'à ce qu'il éprouve, du bout des doigts, la même sensation que lorsqu'il avait touché un carré et un cercle. Lorsqu'on lui permit de manipuler le cube, la sphère et la pyramide, il identifia immédiatement ces solides par le toucher, et fut surpris de ne pas les avoir reconnus dès l'abord par la vue. Il n'avait alors pas encore de représentation de l'espace, de la perspective. Tous les objets lui apparaissaient plats. Bien qu'il sût que le nez fait projection et que les yeux sont enfoncés dans les orbites, le visage humain paraissait également plat à ses yeux. Il éprouvait une joie immense à avoir retrouvé l'usage de ses yeux, mais au début, regarder les choses le fatiguait. Les impressions l'accablaient et l'épuisaient. C'est pourquoi, bien que sa vue fût redevenue parfaite, il avait parfois recours au toucher pour se détendre d'une certaine manière.
Nous ne sommes jamais capables de voir ne serait-ce qu'une petite partie du monde extérieur tel qu'il est, c'est-à-dire tel que nous savons qu'il est. Il nous est impossible de voir simultanément tous les côtés et l'intérieur d'un bureau ou d'une armoire. Notre oeil déforme le monde extérieur d'une certaine façon, de manière à nous permettre, quand nous regardons autour de nous, de déterminer la position des objets par rapport à nous-mêmes. Mais regarder le monde autrement que de notre propre point de vue est impossible. Et nous sommes incapables d'en avoir une vision correcte, une vision qui ne soit pas déformée par notre propre vue.
Le relief et la perspective – voilà comment notre oeil déforme les objets. Ils sont une illusion d'optique, une tricherie visuelle. Un cube en perspective n'est qu'un symbole conventionnel d'un cube en trois dimensions. Et tout ce que nous voyons n'est qu'images conventionnelles de ce monde, conventionnellement réel en trois dimensions, que notre géométrie étudie; ce n'est pas le monde réel lui-même. Sur la base de ce que nous voyons, nous devons deviner de quoi il s'agit réellement. Nous savons que ce que nous voyons est incorrect, et nous pensons que le monde est différent de ce que nous voyons. Si nous n'avions aucun doute au sujet de l'exactitude de notre vision, si nous savions que le monde est tel que nous le voyons, il est raisonnable de penser que nous y penserions comme nous le voyons. En pratique, cependant, nous introduisons en permanence des corrections dans ce que nous voyons.
Cette faculté d'introduire des corrections dans ce que voit l'oeil, implique nécessairement la possession de concepts, car les corrections sont apportées de par le raisonnement, ce qui est impossible sans concepts. Sans cette faculté de corriger ce que l'oeil voit, nous verrions le monde tout à fait différemment, c'est-à-dire que nous verrions incorrectement ce qui existe réellement, nous ne verrions pas du tout une grande partie de ce qui existe réellement, Et nous verrions beaucoup de choses qui n'existent pas du tout en réalité.
En premier lieu, nous verrions un grand nombre de mouvements inexistants Pour obtenir une sensation directe, chacun de nos mouvements est relié aux mouvements de tout ce qui nous entoure. Nous savons que ce mouvement est illusoire, mais nous le voyons comme s'il était réel. Les objets tournent devant nous, passent rapidement à côté de nous, se dépassent les uns les autres. Les maisons devant lesquelles nous passons lentement en voiture tournent lentement; si nous passons rapidement devant elles, elles tournent rapidement, des arbres surgissent, s'enfuient et disparaissent.
Cette animation apparente des objets, ainsi que les rêves, a été et est toujours la source principale des fantasmes des contes de fées.
Dans ces cas, les « mouvements » des objets peuvent être très complexes. Contemplons l'étrange comportement d'un champ de maïs vu depuis la fenêtre d'un compartiment de chemin de fer. Il se précipite à l'assaut de notre fenêtre, s'arrête, pivote lentement, et s'enfuit sur le côté. Les arbres dans les bois courent évidemment à des vitesses différentes, et ils se dépassent l'un l'autre. Tout un paysage de mouvement illusoire ! Et qu'en est-il du soleil qui, dans toutes les langues, continue à se lever et à se coucher, et dont le mouvement a été défendu si passionnément au fil du temps !
Voilà comment tout nous apparaît. Et bien que nous sachions déjà que tous ces mouvements sont illusoires, nous continuons cependant à les voir, et parfois nous sommes inconscients de l'illusion.
De combien d'autres illusions encore serions-nous victimes si nous n'étions pas capables de mentalement découvrir les causes qui les produisent et si nous devions tout considérer comme existant exactement comme nous le voyons?
Je vois cet objet, donc il est.
Cette assertion est la source principale de toutes les illusions.
La façon correcte de dire serait :
Je vois cet objet, donc il n'est pas. Ou du moins : je vois cet objet, donc il n'est pas ainsi.
Nous pouvons dire cela, mais les animaux ne le peuvent pas. Pour eux, tout ce qu'ils voient est. Ils doivent croire ce qu'ils voient.
Comment le monde apparaît-il aux animaux ?
Pour les animaux, le monde est une série de surfaces complexes en mouvement. Les animaux vivent dans un monde en deux dimensions; leur univers a l'apparence et les propriétés d'une surface. Et sur cette surface se produisent un nombre énorme de mouvements, des plus variés et des plus fantastiques.
Pourquoi le monde apparaît-il comme une surface aux animaux ?
Tout d'abord parce qu'il nous apparaît à nous comme une surface.
Mais nous savons que le monde n'est pas une surface, tandis que les animaux ne peuvent pas le savoir. Ils acceptent toutes choses telles qu'elles leur apparaissent. Ils sont incapables de corriger ce que leurs yeux voient, ou ne peuvent le faire que partiellement.
Nous pouvons mesurer dans trois directions; la qualité de notre mental nous permet de la faire. Les animaux ne peuvent mesurer simultanément que dans deux directions; il leur est impossible de mesurer simultanément dans trois directions. La raison en est que, comme ils n'ont pas la notion de concept, ils sont incapables de se souvenir des mesures de la première direction pendant qu'ils mesurent la deuxième et la troisième.
Je m'explique.
Imaginons que nous mesurions un cube. Si nous mesurons un cube dans trois directions, nous devons garder en mémoire les deux autres tandis que nous mesurons dans une direction. Mais nous ne pouvons garder en mémoire que des concepts, c'est-à-dire que nous ne pouvons nous en souvenir que si nous pouvons les relier à d'autres concepts, en les étiquetant d'une manière ou d'une autre.
Dès lors, ayant étiqueté les deux premières directions, la longueur et la largeur, il est possible de mesurer la hauteur. Sans quoi, nous ne pouvons le faire : en tant que représentations, les deux premières mesures du cube sont absolument identiques et vont fusionner en une seule dans notre mental. L'animal n'ayant pas de notion de concept, il est incapable d'étiqueter les deux premières mesures du cube comme étant la longueur et la largeur. C'est pourquoi, au moment où il commence à mesurer la hauteur du cube, les deux premières mesures fusionnent en une. Un animal qui mesure un cube et n'a pas la notion de concept mais seulement celle de la représentation, ressemble à une chatte que j'ai un jour observé. Elle portait ses chatons (il y en avait cinq ou six) dans différentes pièces, et était incapable de les rassembler à nouveau. Elle en prenait un, l'apportait auprès d'un autre et les mettait côte à côte. Ensuite, elle allait chercher le troisième et le mettait auprès des deux premiers. Puis, elle saisissait le premier, le portait dans une autre pièce et le mettait auprès du quatrième; elle courait alors vers la première pièce, saisissait le deuxième chaton et le mettait ailleurs, près du cinquième, etc. Pendant une heure entière, cette chatte a déplacé ses chatons; elle était apparemment épuisée, mais était incapable d'agir autrement. Il est clair qu'elle n'avait aucun concept qui aurait pu l'aider à se rappeler combien de chatons il y avait en tout.
Il est extrêmement important de saisir la relation de l'animal à la mesure des solides.
Le problème est que les animaux ne voient que des surfaces (ce que nous pouvons affirmer en toute quiétude, puisque nous ne voyons nous-mêmes que des surfaces). Puisqu'ils ne voient que des surfaces, les animaux ne peuvent se représenter que deux dimensions. La troisième dimension, à côté des deux autres, ne peut être que pensée, c'est-à-dire qu'une dimension doit être un concept. Mais les animaux n'ont pas la notion de concept : la troisième dimension leur apparaît également comme une représentation. En conséquence, dès que celle-ci apparaît, les deux premières représentations fusionnent obligatoirement. Les animaux voient la différence entre deux dimensions, mais sont incapables de voir la différence entre trois. Cette différence ne peut être que connue. Et afin de la connaître, il faut des concepts.
Pour les animaux, des représentations identiques doivent fusionner, tout comme pour nous, deux phénomènes identiques se produisant au même endroit doivent fusionner en un seul. Pour un animal, il s'agit d'un seul phénomène, tout comme pour nous : des phénomènes identiques se produisant au même endroit ne sont qu'un seul phénomène.
C'est ainsi que les animaux voient le monde comme une surface et ne peuvent mesurer cette surface que dans deux directions.
Alors, comment expliquer le fait que, vivant dans un monde en deux dimensions, ou se voyant eux-mêmes dans un monde en deux dimensions, les animaux s'orientent parfaitement dans notre monde en trois dimensions ? Comment expliquer que l'oiseau vole vers le haut et vers le bas, droit devant lui ou sur le côté, dans les trois directions; que le cheval saute haies et fossés; que le chien et le chat semblent comprendre les propriétés de la profondeur et de la hauteur, en même temps que de la longueur et de la largeur ?
Pour expliquer cela, nous devons une fois de plus en revenir aux principes fondamentaux de la psychologie animale. Il a été souligné précédemment que de nombreuses propriétés, dont nous nous souvenons comme étant des propriétés générales d'espèces et de variétés, doivent être mémorisées par les animaux comme les propriétés individuelles des objets. Lorsqu'il trie le nombre énorme des propriétés individuelles qu'il garde dans sa mémoire, l'animal est aidé par la qualité émotionnelle qui est attachée à ces propriétés pour chaque représentation et chaque souvenir de sensation.
Un animal reconnaît, disons, deux routes qui sont deux phénomènes séparés n'ayant rien en commun; un des phénomènes, c'est-à-dire une des routes consiste en une série de représentations définies, colorées par certaines qualités émotionnelles; l'autre phénomène, c'est-à-dire l'autre route, consiste en une série d'autres représentations définies, colorées par d'autres qualités. Nous disons que l'un et l'autre sont des routes, l'une conduisant à un endroit, l'autre à un autre endroit. Pour l'animal, les deux routes n'ont rien de commun. Mais il se souvient de la séquence entière des qualités émotionnelles attachées à la première route et à la deuxième route, de sorte qu'il se souvient des deux routes avec leurs coudes, fossés, haies, etc.
Donc, le souvenir des propriétés définies des objets qu'ils ont vus, aident les animaux à s'orienter dans le monde des phénomènes. Mais, en général, lorsqu'ils rencontrent des nouveaux phénomènes, les animaux sont bien plus démunis que les êtres humains.
Les animaux voient deux dimensions. Ils perçoivent constamment la troisième dimension mais ne la voient pas. Ils la sentent comme quelque chose qui passe, tout comme nous percevons le temps.
Les surfaces que voient les animaux possèdent à leurs yeux de nombreuses et étranges propriétés; il s'agit tout d'abord de nombreux mouvements variés.
Nous avons déjà dit que tous les mouvements illusoires leur paraissent réels. Ces mouvements nous paraissent réels à nous aussi, mais nous savons qu'ils sont illusoires, Comme par exemple le mouvement de la maison que nous dépassons en voiture, l'arbre qui surgit après le virage, le mouvement de la lune parmi les nuages, etc.
En outre, de nombreux autres mouvements dont nous ne soupçonnons même pas l'existence, existent pour les animaux. En fait, de nombreux objets, qui pour nous sont parfaitement immobiles (en réalité tous les objets) sont perçus comme en mouvement par les animaux. ET c'est précisément dans ces mouvements que la troisième dimension des solides se manifeste pour eux, c'est-à-dire que la troisième dimension des solides leur apparaît comme étant mouvements.
Essayons d'imaginer comment un animal perçoit les objets du monde extérieur.
Supposons qu'un grand disque est placé devant un animal et qu'à côté de ce disque se trouve une grande sphère de même diamètre.
Se trouvant directement en face de ces objets à une certaine distance, l'animal voit deux cercles. S'il commence à en faire le tour, l'animal remarque que la sphère reste un cercle, mais que le disque se rétrécit graduellement pour devenir une étroite bande. À mesure que l'animal continue à tourner autour d'elle, la bande s'élargit et redevient graduellement un cercle. La sphère ne change pas de forme pendant que l'animal tourne autour d'elle, mais d'étranges phénomènes commencent à se produire à mesure que l'animal s'en approche.
Tentons de comprendre comment l'animal perçoit la surface de la sphère comme étant différente de la surface du disque.
Une chose est sûre : sa perception de la surface sphérique est différente de la nôtre. Nous percevons la convexité ou la sphéricité comme une propriété commune à de nombreuses surfaces. De par la nature de son appareil mental, l'animal doit percevoir la sphéricité comme une propriété individuelle d'une sphère particulière. À quoi pourrait ressembler la sphéricité en tant que propriété individuelle d'une sphère donnée ?
Nous pouvons dire avec la plus ferme conviction que la sphéricité apparaît à l'animal comme un mouvement de la surface qu'il voit.
Lorsque l'animal s'approche de la sphère, ce qui se passe en toute probabilité est ce qui suit : la surface que l'animal voit entame un mouvement rapide : son centre se projette vers l'avant et les autres points commence à reculer par rapport au centre, avec une vélocité proportionnelle à leur distance du centre (ou le carré de leur distance du centre).
Voilà comment un animal doit percevoir une surface sphérique. Elle est comparable à la façon dont nous percevons le son. À une certaine distance de la sphère, l'animal voit un plan. S'il approche et touche un point de la sphère, il voit que la relation de tous les autres points à ce point-là a changé par comparaison avec ce qui est sur un plan : comme si tous les autres points s'étaient déplacés, retirés sur les côtés. S'il touche un autre point, il voit à nouveau tous les autres points se retirer.
Cette propriété de la sphère lui apparaît comme un mouvement, une « vibration. » Et il est vrai que la sphère semblera être une surface vibrante, ondulante. De la même manière, tout angle d'un objet immobile doit apparaître comme un mouvement à l'animal.
L'animal ne peut voir un angle d'un objet en trois dimensions que s'il passe à côté de celui-ci, et dans ce cas l'objet lui semblera avoir tourné : un nouveau côté est apparu, et le côté dépassé a reculé ou est passé sur le côté. Un angle est perçu comme un mouvement tournant de l'objet, c'est-à-dire comme quelque chose de temporaire, c'est-à-dire comme un changement d'état de l'objet. S'il se rappelle les angles qu'il a vus en premier lieu, que l'animal a vus comme des mouvements de corps, il les considérera comme partis, finis, évaporés, appartenant au passé.
Bien sûr, l'animal ne peut pas raisonner ainsi, mais il agit comme s'il suivait ce raisonnement.
Si l'animal pouvait penser à des phénomènes qui n'ont pas encore fait leur apparition dans sa vie (comme des angles ou des surfaces courbes), il se les représenterait sans doute seulement dans le temps. Autrement dit, l'animal ne pourrait leur prêter une existence réelle alors qu'ils n'ont pas encore fait leur apparition. S'il pouvait exprimer une opinion à ce sujet, il dirait que ces angles existent potentiellement, qu'ils seront, mais qu'à présent ils ne sont pas.
Pour un cheval, le coin d'une maison devant laquelle il passe chaque jour est un phénomène qui se reproduit en certaines circonstances, mais qui n'a lieu que dans le temps; ce n'est pas une propriété spatiale et constante de la maison.
Pour l'animal, un angle doit être un phénomène temporel et non un phénomène spatial comme c'est le cas pour nous.
Ainsi, nous voyons que l'animal perçoit les propriétés de notre troisième dimension comme des mouvements, et il associe ces propriétés au temps : au passé, au futur ou au présent, c'est-à-dire au moment de la transition du futur vers le passé. Ceci est un point très important et contient la clé de notre compréhension de notre propre perception du monde; par conséquent, nous devons l'étudier plus en profondeur.
Jusqu'ici, nous avons considéré des animaux supérieurs : le chien, le chat, le cheval. Considérons à présent des animaux inférieurs : un escargot par exemple. Nous ne savons rien de la vie intérieure de celui-ci, mais nous pouvons être certains que sa perception est très différente de la nôtre. Il est très probable que l'escargot n'a que de vagues sensations de ce qui l'entoure. Il peut sans doute ressentir la chaleur, le froid, la lumière, l'obscurité, la faim et, instinctivement (c'est-à-dire guidé par le plaisir/la douleur) il se glisse vers le bord non grignoté de la feuille sur laquelle il se trouve et quitte une feuille morte. Ses mouvements sont guidés par le plaisir/la douleur; il avance toujours vers l'un et évite l'autre. Il se déplace toujours sur une ligne : du non-agréable vers l'agréable. Et il est plus que probable qu'il ne connaît et ressent rien que cette ligne. Cette ligne constitue tout son monde. Toutes les sensations provenant de l'extérieur sont éprouvées par l'escargot sur cette ligne de progression. Et ces sensations lui proviennent hors du temps : de potentialités elles deviennent actualité. Pour un escargot, tout notre univers existe dans le futur et le passé, c'est-à-dire dans le temps. Seule une ligne existe dans le présent; tout le reste est dans le temps. Il est plus que probable que l'escargot n'est pas conscient de ses propres mouvements; faisant des efforts de tout son corps, il progresse vers le bord intact de la feuille, mais il lui semble que la feuille vient vers lui, qu'elle commence à exister à ce moment; elle apparaît hors du temps, comme le matin nous apparaît.
Un escargot est un être en une dimension.
Les animaux supérieurs (le chien, le chat, le cheval) sont des êtres en deux dimensions. L'espace leur apparaît comme une surface, un plan. Tout ce qui est hors de ce plan est, pour eux, dans le temps.
Nous voyons donc qu'un animal supérieur (un être en deux dimensions par rapport à un être en une dimension) extrait du temps une dimension supplémentaire.
Le monde de l'escargot a une dimension – pour lui, nos deuxième et troisième dimensions sont dans le temps.
Le monde du chien a deux dimensions – pour lui, la troisième dimension est dans le temps.
Un animal peut se souvenir de tous les « phénomènes » qu'il a observés, c'est-à-dire de toutes les propriétés des corps en trois dimensions avec lesquels il a été en contact, mais il ne peut savoir que le phénomène qui, pour lui, est un phénomène récurrent est en réalité une propriété permanente d'un corps en trois dimensions : un angle, une courbe, ou une convexité.
Voilà la psychologie de la perception du monde par un être en deux dimensions.
Pour lui, un nouveau soleil se lève chaque jour. Le soleil d'hier a disparu et ne reviendra plus jamais. Le soleil de demain n'existe pas encore.
Le coq ne peut penser qu'il réveille le soleil en lançant son cocorico. Pour lui, le soleil ne se couche pas : il tombe dans le passé, s'évanouit, est anéanti, cesse d'être. Demain, s'il y en a un, il y aura un nouveau soleil, tout comme pour nous il y a un nouveau printemps chaque année. Pour être, le soleil ne peut s'éveiller, il doit naître. Un animal (s'il pouvait penser sans perdre sa psychologie caractéristique), ne peut croire qu'aujourd'hui il voit apparaître le même soleil qu'hier. C'est là un raisonnement humain.
L'animal est incapable de comprendre que le soleil est une seule et même chose aujourd'hui et demain – EXACTEMENT COMME NOUS SOMMES SANS DOUTE INCAPABLES DE COMPRENDRE QUE LE MATIN EST UN ET QUE LE PRINTEMPS EST UN.
Le mouvement des objets, qui pour nous n'est pas illusoire mais réel -tel le mouvement de la roue, ou un véhicule qui avance- doit, pour l'animal, être très différent du mouvement qu'il voit dans des objets qui nous paraissent à nous être immobiles. Le mouvement grâce auquel il voit la troisième dimension des corps, ce premier mouvement (celui qui est réel également pour nous), doit lui paraître spontané, vivant.
Et ces deux sortes de mouvements lui sont impossibles à mesurer. Un animal est capable de mesurer un angle ou une surface convexe, bien qu'il ne puisse comprendre sa signification réelle et la regarde comme un mouvement. Mais il ne sera jamais capable de mesurer le mouvement réel, c'est-à-dire un mouvement qui est réel pour nous. Pour ce faire, il est nécessaire d'avoir notre conception du temps et de mesurer tous les mouvements par rapport à un mouvement plus constant, c'est-à-dire de comparer tous les mouvements à un seul. Comme l'animal n'a pas de concepts, il est incapable de faire cela. C'est pourquoi, des mouvements d'objets, qui sont réels pour nous, lui sont impossibles à mesurer, et donc immesurables par rapport à d'autres mouvements, réels et mesurables pour lui mais illusoires pour nous, et ainsi est constituée la troisième dimension des corps.
Cette dernière est inévitable. Si un animal ressent comme mouvement ce qui n'en est pas un, il est clair qu'il ne peut appliquer la même mesure à ce qui est mouvement qu'à ce qui n'est pas mouvement.
Mais ceci ne signifie pas que l'animal ne peut connaître le caractère des mouvements produits dans notre monde et ne peut s'adapter à eux. Au contraire, nous voyons que l'animal s'oriente parfaitement parmi les mouvements des objets de notre monde en trois dimensions. En cela, il est aidé par l'instinct, c'est-à-dire la capacité, apparue après des centaines de siècles de sélection, d'accomplir des actions opportunes sans en avoir conscience. Et l'animal fait parfaitement la distinction entre les différents mouvements autour de lui.
Mais, en faisant la distinction entre deux sortes de phénomènes – deux sortes de mouvements- l'animal doit percevoir l'un d'eux comme quelque propriété inexplicable de certains objets, c'est-à-dire qu'il considère sans doute cette sorte de mouvement comme le résultat d'une animation des objets, et considère donc ces objets comme vivants.
Un chaton joue avec une balle ou avec sa propre queue parce que la balle ou la queue s'éloigne rapidement de lui.
Un ours lutte avec une branche jusqu'à ce que celle-ci le jette en bas de l'arbre, parce que dans le balancement de la branche il sent quelque chose de vivant et d'hostile.
Le cheval s'écarte brusquement d'un buisson parce que le buisson s'est soudain mis à tourner et a agité une branche.
Dans le dernier cas, le buisson n'a sans doute pas bougé du tout : c'est le cheval qui courait. Mais il a paru bouger, donc il était vivant. Il est probable que tout ce qui bouge est vivant pour un animal. Pourquoi le chien aboie-t-il furieusement au passage d'une voiture ? Nous ne comprenons pas bien. Nous ne voyons pas comment une voiture qui passe tourne, se déforme et grimace aux yeux d'un chien. Elle est pleine de vie : les roues, le toit, les enjoliveurs, les sièges, les passagers... tout cela est en mouvement, tourne et tourne....
Résumons à présent nos déductions.
Nous avons établi que l'être humain dispose de sensations, représentations et concepts; que les animaux supérieurs disposent de sensations et de représentations, et que les animaux inférieurs ne disposent que de sensations. Nous avons déduit que l'animal n'a pas de concepts, principalement parce qu'il ne dispose pas de la parole, du discours. Nous avons établi ensuite que, comme il n'a pas de notion de concept, l'animal ne peut comprendre la troisième dimension et ne voit le monde que comme une surface. Autrement dit, il n'a aucun moyen, aucun instrument pour corriger ses perceptions erronées du monde. Puis nous avons vu que, percevant le monde comme une surface, l'animal voit sur cette surface un grand nombre de mouvements qui n'existent pas à nos yeux. C'est-à-dire que toutes les propriétés des corps que nous considérons comme des propriétés de leur tridimensionnalité, leur apparaissent comme des mouvements. Ainsi, un angle et une surface sphérique doivent leur apparaître comme un mouvement de plan.
En outre, nous en sommes venus à la conclusion que tout ce qui, pour nous, est du domaine de la troisième dimension comme quelque chose de constant, est considéré par l'animal comme des manifestations transitoires qui se produisent dans les objets comme des phénomènes temporels.
Donc, dans toutes ses relations au monde, l'animal est tout à fait semblable à l'être irréel bidimensionnel que nous avons supposé vivre sur un plan. Notre monde tout entier apparaît à l'animal comme un plan au travers duquel passent des phénomènes qui se meuvent en suivant le temps ou dans le temps.
Nous pouvons donc dire que nous avons établi ce qui suit : dans les limites de l'appareil mental qui perçoit le monde extérieur, pour un sujet qui possède un tel appareil, l'aspect et les propriétés du monde doivent changer. Et deux sujets vivant côte à côte mais ayant des appareils mentaux différents, doivent vivre dans des mondes différents : les propriétés de l'étendue du monde doivent être très différentes pour eux. En outre, nous avons vu les conditions (non pas artificielles ni inventées, mais existant réellement dans la nature, c'est-à-dire les conditions mentales de la vie animale) dans lesquelles le monde apparaît comme un plan ou même comme une ligne.
Autrement dit, nous avons établi que l'extension tridimensionnelle du monde dépend pour nous des propriétés de notre appareil mental ou encore, que la tridimensionnalité du monde n'est pas la propriété de celui-ci, mais seulement la propriété de notre perception du monde.
En d'autres termes, la tridimensionnalité du monde est la propriété de sa réflexion sur notre conscience.
Si tout cela est ainsi, il est clair que nous avons réellement prouvé que l'espace dépend du sens de l'espace. Et puisque nous avons prouvé l'existence d'un sens de l'espace inférieur au nôtre, de ce fait même, nous avons prouvé la possibilité d'un sens de l'espace supérieur au nôtre.
Et nous devons admettre que, si une quatrième unité de pensée se forme en nous, aussi différente du concept que le concept est différent de la représentation, alors, simultanément apparaît dans le monde qui nous entoure, une quatrième caractéristique que nous pouvons nommer géométriquement une quatrième direction ou une quatrième perpendiculaire à toutes les propriétés connues de nous, parce que cette caractéristique contient des propriétés d'objets perpendiculaires à toutes les propriétés qui nous sont connues, et non pas parallèles à aucune d'entre elles. En d'autres termes, nous nous voyons ou nous sentons dans un espace non pas en trois mais en quatre dimensions, et les objets environnants, tout comme nos propres corps, révèlent les propriétés générales de la quatrième dimension, que nous n'avions pas remarquées jusqu'alors, ou que nous avions regardées comme des propriétés individuelles des objets (ou leur mouvement), tout comme les animaux considèrent l'extension des objets dans la troisième dimension comme des mouvements de ceux-ci.
Nous ayant vus ou sentis nous-mêmes dans le monde en quatre dimensions, nous trouverons que le monde en trois dimensions n'a pas et n'a jamais eu d'existence réelle, qu'il était une création de notre imagination, un fantôme, un fantasme, un spectre, une tromperie, une illusion d'optique – enfin tout ce que l'on veut, sauf la réalité.
Tout ceci, loin d'être une « hypothèse », une supposition, est un fait avéré, tout comme l'existence de l'infini est un fait. Dans l'intérêt de sa propre existence, le positivisme a dû se débarrasser de l'infini, ou du moins, il a dû le qualifier d' « hypothèse. » Mais l'infini n'est pas une hypothèse, c'est un fait. Tout comme est un fait la multidimensionnalité de l'espace et tout ce que cela implique, c'est-à-dire la non-réalité de tout ce qui est tridimensionnel.
Les sensations que nous éprouvons laissent certaines traces dans notre mémoire. Lorsqu'ils s'accumulent, les souvenirs des sensations se fondent peu à peu dans notre conscience, en groupes formés selon leurs similitudes; ils s'associent, s'assemblent, ou contrastent. Généralement, les sensations éprouvées étroitement les unes avec les autres, surgissent dans notre mémoire associées de la même manière. Et graduellement, les souvenirs de sensations forment des représentations.
Les représentations sont, en quelque sorte, des souvenirs groupés de sensations. Lors de la formation de représentations, le groupement de sensations suit deux directions clairement définies. La première direction d'après le caractère de la sensation, par exemple, une sensation de couleur jaune sera liée à d'autres sensations de couleur jaune, une sensation de goût acidulé avec d'autres sensations de goût acidulé. La deuxième direction, d'après l'époque à laquelle la sensation est éprouvée.
Lorsqu'un groupe qui forme une représentation contient des sensations différentes expérimentées simultanément, le souvenir de ce groupe particulier de sensations est attribué à une cause commune. La « cause commune » est projetée vers le monde extérieur en tant qu'objet, et il est supposé que la représentation en question reflète les propriétés réelles de cet objet.
Un tel groupe de souvenirs constitue par exemple la représentation d'un arbre – cet arbre-ci. Dans ce groupe entrent la couleur verte des feuilles, leur odeur, leurs nuances, le bruissement du vent dans les branches, etc. Toutes ces choses prises ensemble, forment, pourrait-on dire, le foyer des rayons émis par notre mental et graduellement concentrés sur l'objet extérieur, et qui peuvent coïncider parfaitement ou non avec celui-ci.
Dans les complexités plus grandes de la vie mentale, les souvenirs de représentations subissent le même processus que les souvenirs de sensations. À mesure qu'ils s'accumulent, les souvenirs de représentations ou « images de représentation » s'associent des façons les plus variées, sont mis ensemble, contrastés, mis en groupes pour, finalement, donner naissance à des concepts.
Dès lors, des diverses sensations éprouvées à différents moments (en groupes) naît, dans un enfant, la représentation d'un arbre (cet arbre-ci), et plus tard, à partir des images des représentations de différents arbres est formé le concept de l'arbre, c'est-à-dire non pas de cet arbre-ci en particulier, mais d'un arbre en général. La formation de concepts mène à la formation de mots et à l'apparition du discours.
Le discours est composé de mots; chaque mot exprime un concept. Le concept et le mot sont en fait la même chose, sauf que l'un (le concept) se rapporte à l'aspect intérieur, tandis que l'autre (le mot) se rapporte à l'aspect extérieur. Le mot est le signe algébrique d'une chose.
Dans notre discours, les mots expriment des concepts ou des idées. Les idées sont plus larges que les concepts; elles ne sont pas un signe de groupe pour des représentations similaires, mais elles embrassent des groupes de représentations dissemblables, ou même des groupes de concepts. Donc, une idée est un complexe ou un concept abstrait.
Actuellement, l'être humain moyen, pris comme norme, possède trois unités de vie mentale : la sensation, la représentation, et le concept.
L'observation montre, en outre, que dans certaines personnes apparaît à certains moments, comme une quatrième unité de vie mentale, que les différents auteurs et écoles nomment différemment, mais dans laquelle l'élément de perception d'idées est toujours relié à l'élément émotionnel. Si l'idée de Kant s'avère, si l'espace avec ses caractéristiques est une propriété de notre conscience et non une propriété du monde extérieur, alors la tridimensionnalité du monde doit dépendre d'une manière ou d'une autre de la constitution de notre appareil mental.
Concrètement, la question peut être posée comme ceci : Quelle est la relation de l'étendue tridimensionnelle du monde avec le fait que notre appareil mental contient des sensations, des représentations et des concepts, et qu'ils apparaissent exactement dans cet ordre ?
Nous avons un appareil mental de cette sorte, et le monde est tridimensionnel. Comment prouver que la tridimensionnalité du monde dépend de cette constitution particulière de notre appareil mental ?
Si nous étions capables de modifier notre appareil mental et d'observer que le monde qui nous entoure change à mesure que nous opérons ces modifications, cela nous prouverait que les propriétés de l'espace dépendent des propriétés de notre mental. Si la forme supérieure de vie intérieure mentionnée précédemment (qui apparaît seulement accidentellement et dans des conditions dont on ignore à peu près tout) pouvait être rendue aussi définie, aussi précise et aussi obéissante à notre volonté qu'un concept et si, de ce fait, le nombre des caractéristiques de l'espace devenait plus grand, c'est-à-dire que si l'espace, au lieu d'avoir trois dimensions, en avait quatre, ceci confirmerait notre supposition et prouverait l'idée de Kant selon laquelle l'espace, avec ses propriétés, est la forme de notre perception sensorielle.
Si nous pouvions réduire le nombre des unités de notre vie mentale et nous priver nous-mêmes ou les autres des concepts, faisant fonctionner notre propre mental ou le leur seulement d'après des représentations et des sensations; si, de ce fait, le nombre des caractéristiques de l'espace qui nous entoure diminuait, c'est-à-dire que si, pour ces personnes, le monde devenait bidimensionnel au lieu de tridimensionnel et, en limitant encore davantage leur appareil mental, c'est-à-dire si on les privait de représentations, le monde devenait unidimensionnel, cela confirmerait notre hypothèse et l'idée de Kant pourrait être considérée comme avérée.
Donc, l'idée de Kant pourrait être prouvée expérimentalement si nous étions capables d'assurer que pour un être ne possédant rien d'autre que des sensations, le monde est unidimensionnel; pour un être possédant sensations et représentations il est bidimensionnel; et pour un être possédant, outre les concepts et les idées, également des formes supérieures de perception, le monde est quadridimensionnel.
La proposition de Kant au sujet du caractère subjectif de l'idée d'espace pourrait être considérée comme prouvée si:
a) pour un être qui ne possède rien d'autre que des sensations notre monde tout entier, avec toutes ses variétés de formes, apparaît comme une ligne; si l'univers de cet être a une dimension, c'est-à-dire si cet être est unidimensionnel en vertu des propriétés de sa perception; et
b) pour un être ayant la capacité de former des représentations, outre sa capacité a éprouver des sensations, le monde a une étendue bidimensionnelle, c'est-à-dire si notre monde tout entier, avec son ciel bleu, ses nuages, ses arbres verts, ses montagnes et ses précipices, apparaît comme un plan; si l'univers de cette personne n'a que deux dimensions, c'est-à-dire, si cet être est bidimensionnel en vertu des propriétés de sa perception.
En résumé, la proposition de Kant serait prouvée si nous voyons que, pour un sujet donné, le nombre des caractéristiques du monde change selon les changements survenus dans son appareil mental.
Il ne semble pas possible de faire l'expérience de la réduction des caractéristiques mentales, parce que nous ne savons pas comment restreindre notre propre appareil mental ou celui d'autres personnes, avec les moyens dont nous disposons ordinairement. Des expériences pour tenter d'augmenter le nombre des caractéristiques mentales ont été faites, mais pour diverses raisons, elles ne sont pas suffisamment convaincantes. La raison principale en est qu'un accroissement des facultés mentales produit, dans notre monde intérieur, tellement d'innovations que ces nouveautés masquent les changements qui se produisent simultanément dans nos perceptions habituelles du monde. Nous ressentons la nouveauté, mais nous sommes incapables de définir exactement la différence.
Nombreux sont les enseignements, et les doctrines religieuses et philosophiques qui ont pour objectif avoué ou caché, précisément cette expansion de conscience. Cela a été de tout temps l'objectif du mysticisme, de toutes les religions, c'est là l'objectif de l'occultisme, l'objectif du yoga d'orient. Mais la question de l'expansion de conscience exige une étude particulière.
Entre-temps, afin de prouver les dissensions mentionnées précédemment à propos des changements dans le monde, qui seraient le résultat de changements dans l'appareil mental, il suffit d'examiner l'hypothèse concernant la possibilité d'un nombre restreint de caractéristiques mentales.
Si nous ne savons pas comment faire des expériences dans cette perspective, peut-être est-il cependant possible d'observer. Nous devons nous poser la question suivante: Y a-t-il, dans le monde, des êtres dont la vie mentale est inférieure à la nôtre dans le sens qui nous intéresse ?
De tels êtres, dont la vie mentale est inférieure à la nôtre, existent indubitablement. Ce sont les animaux. Nous en savons très peu en ce qui concerne la différence entre le processus mental d'un animal et celui d'un être humain; et notre « psychologie conversationnelle » ordinaire en ignore tout. En général, on nie l'existence de la raison chez les animaux, ou bien, tout au contraire, on leur prête notre propre psychologie, mais « limitée » (encore que nous ignorions en quoi consiste cette limitation). Et puis nous disons qu'un animal n'est pas doué de raison mais a de l'instinct. Mais nous avons une idée très nébuleuse de ce qu'est l'instinct. Je ne parle pas que de la psychologie populaire, mais également de la psychologie « scientifique. »
Cependant, essayons de découvrir ce qu'est l'instinct et ce qu'est la mentalité animale. En premier lieu, examinons les actions d'un animal et déterminons de quelle manière celles-ci diffèrent de celles d'un être humain. Si ces actions sont instinctives, qu'est-ce que cela signifie?
Chez les êtres vivants nous distinguons des actions réflexes, des actions instinctives, des actions rationnelles, des actions automatiques. Les actions réflexes sont simplement des réponses par le mouvement, des réactions à des stimulations provenant de l'extérieur, qui se produisent toujours de la même manière, peu importe leur utilité ou leur manque d'utilité, leur opportunité ou leur manque d'opportunité dans une situation donnée. Leur origine et leurs lois sont le résultat de la simple irritabilité de la cellule.
Que signifie « irritabilité de la cellule » et quelles sont ces lois?
L'« irritabilité de la cellule » exprime sa capacité à répondre par le mouvement à une irritation extérieure. Des expériences faites sur de simples organismes vivants monocellulaires ont montré que l'irritabilité est régie par des lois strictement définies. La cellule répond par le mouvement à une irritation extérieure. La force du mouvement de réponse est accrue en proportion de l'augmentation de la force d'irritation, mais il n'a pas été possible d'établir le ratio exact. Afin de provoquer un mouvement de réponse, l'irritation doit être suffisamment forte. Toute irritation éprouvée laisse une certaine trace dans la cellule, rendant celle-ci plus susceptible d'éprouver de nouvelles irritations. Ceci est prouvé par le fait qu'à une irritation répétée avec une force égale, la cellule répond par un mouvement plus accentué qu'à la première irritation. Et si les irritations sont encore répétées, la cellule répond par un mouvement de plus en plus accentué, jusqu'à une certaine limite. Ayant atteint cette limite, la cellule est fatiguée, dirait-on, et commence à répondre à une même irritation, par des mouvements de plus en plus faibles. La cellule paraît s'être accoutumée à l'irritation. Pour la cellule, celle-ci commence à faire partie de son environnement permanent et la cellule cesse d'y réagir, parce qu'elle ne réagit qu'à des changements dans les conditions permanentes. Si dès le début l'irritation est trop faible que pour produire un mouvement de réponse, elle laisse cependant une trace invisible dans la cellule. Cela est démontré par le fait que, si on produit de faibles irritations, il est possible d'y faire réagir la cellule. Donc, dans les lois d'irritabilité nous apercevons ce qu'on pourrait qualifier de rudiments de facultés de mémoire, de fatigue et d'habitude. La cellule produit l'illusion d'un être qui, bien que non conscient ni doué de raison, est cependant capable de se souvenir, de former des habitudes, et de se fatiguer.
Si nous nous laissons presque tromper par une cellule, combien plus facilement encore serons-nous trompés par la vie complexe d'un animal. Mais revenons à notre analyse des actions.
Les actions réflexes d'un organisme sont les actions qui impliquent tout l'organisme ou une partie de celui-ci, comme le fait la cellule, c'est-à-dire dans les limites de la loi d'irritabilité. Nous observons de telles actions et chez l'être humain, et chez l'animal. Un frisson parcourt l'être humain qui éprouve un froid soudain ou un effleurement inattendu. Il cligne des yeux si un objet s'approche rapidement de lui ou le touche. Lorsqu'un être humain est assis jambes pendantes, son pied donne un brusque coup en avant lorsque le tendon qui se trouve en dessous du genou est heurté. Ces mouvements se produisent indépendamment de la conscience et peuvent même se produire en opposition avec la conscience. En règle générale, la conscience les perçoit comme des faits déjà accomplis. Et ces mouvements ne doivent pas nécessairement être opportuns. Le pied sera projeté vers l'avant toutes les fois que le tendon sera heurté, même s'il risque d'être blessé par un couteau ou du feu.
Les actions instinctives sont des actions logiques, mais qui sont accomplies sans conscience de choix ni de but.
Elles se produisent lors de l'apparition d'une qualité émotionnelle dans une sensation, c'est-à-dire à partir du moment où du plaisir ou de la douleur est associé à la sensation.
Et de fait, avant l'apparition de l'intellect humain, les « actions » dans tout le règne animal, sont destinées à obtenir ou faire durer du plaisir, ou à éviter de la douleur. Nous pouvons affirmer en toute certitude que l'instinct est plaisir-douleur qui, comme les pôles négatif et positif d'un aimant, repousse-attire l'animal dans l'une ou l'autre direction, le forçant ainsi à accomplir tout une série d'actions complexes, à des moments tellement opportuns qu'elles paraissent conscientes, et non seulement conscientes, mais basées sur une prédiction de l'avenir qui frise parfois la clairvoyance : par exemple la migration des oiseaux, la construction de nids pour des jeunes non encore nés, la découverte du chemin vers le sud en automne et vers le nord au printemps, etc. Mais en fait, toutes ces actions sont expliquées par l'instinct seul, c'est-à-dire que ces animaux recherchent le plaisir et fuient la douleur.
Au cours de périodes si longues que des milliers d'années comptent pour des journées, il y a eu chez tous les animaux, par la sélection, un type qui vit dans cette subordination. Cette subordination est opportune, c'est-à-dire que ses résultats mènent au but recherché. La raison de ceci est très claire. Si la sensation de plaisir provient de quelque chose qui nuit à l'espèce, cette espèce ne pourra survivre et donc s'éteindra bientôt. L'instinct est le facteur de guidance, mais seulement aussi longtemps que cet instinct est opportun. Dès qu'il cesse d'être opportun, il devient un facteur de guidance vers la mort, et l'espèce s'éteint. Normalement, le plaisir est agréable et la douleur désagréable, non pas pour son utilité ou sa nocivité, mais comme une conséquence de celle-ci. Les influences qui se sont révélées utiles à une espèce donnée pendant sa vie végétale, en viennent à être éprouvées comme agréables lors de la transition vers la vie animale; les expériences néfastes sont éprouvées comme désagréables. Une même influence, disons une certaine température par exemple, peut être utile et agréable à une espèce, et néfaste et désagréable à une autre. Il est clair, dès lors, que la subordination au plaisir et à la douleur doit être opportune. L'agréable est agréable parce qu'il est utile; le désagréable est désagréable parce qu'il est néfaste.
L'étape qui suit les actions instinctives est l'apparition d'actions rationnelles et d'actions automatiques. Une action rationnelle est une action reconnue par le sujet qui l'accomplit, avant que celle-ci soit accomplie : une action que le sujet agissant peut qualifier, définir, expliquer, et dont la cause et le but peuvent être définis avant son accomplissement.
Les actions automatiques sont celles qui ont été rationnelles pour un sujet donné mais qui sont ensuite devenues habituelles et inconscientes de par leurs nombreuses répétitions. Les actions automatiques apprises par des animaux dressés étaient rationnelles auparavant, non pas chez l'animal, mais chez le dresseur. De telles actions paraissent souvent très rationnelles, mais c'est pure illusion. L'animal se souvient de l'ordre des actions, dès lors celles-ci paraissent réfléchies et opportunes. Et il est vrai qu'elles ont été pensées, mais pas par l'animal. On confond souvent les actions automatiques avec les actions instinctives; et il est vrai qu'elles ressemblent aux actions instinctives, mais en même temps, il y a une énorme différence entre les deux. Les actions automatiques sont créées par le sujet au cours de sa propre vie. Et avant de devenir automatiques, elles ont dû longtemps être rationnelles pour ce sujet ou pour quelqu'un d'autre.
Les actions instinctives sont créées pendant la vie d'une espèce, et la faculté de les accomplir est transmise telle quelle par l'hérédité. On peut dire que les actions automatiques sont celles qu'un sujet particulier a mises au point pour lui-même. Les actions instinctives ne peuvent être des actions automatiques mises au point par une espèce donnée, parce qu'elles n'ont jamais été destinées à des individus particuliers de cette espèce mais sont les résultats d'une série complexe de réflexes. .
Réflexes, actions instinctives et actions « rationnelles » peuvent être considérés comme réfléchis, (reflétés) c'est-à-dire non indépendants.
Les premières, les deuxièmes et les troisièmes sortes d'actions proviennent non de l'être humain lui-même, mais du monde extérieur. Un être humain n'est qu'une station de transmission ou de transformation de forces; toutes ses actions appartenant à ces trois catégories sont produites par des impressions en provenance du monde extérieur. Dans ces trois sortes d'actions, l'être humain n'est en fait qu'un automate, conscient ou inconscient de ses actions. Rien ne provient de lui-même.
Seule la catégorie la plus élevée d'actions, c'est-à-dire les actions conscientes (que nous n'observons pas, en général, parce que nous les confondons avec les actions rationnelles, principalement parce que nous nommons conscientes des actions « rationnelles ») ne dépendent pas seulement d'impressions en provenance du monde extérieur, mais également de quelque chose d'autre. Mais la capacité d'accomplir de telles actions se rencontre très rarement, et peu nombreux sont les humains à la posséder. Ces personnes peuvent être définies comme appartenant au type humain supérieur.
Ayant défini les divers types d'actions, revenons à présent à la question: En quoi l'appareil mental de l'animal diffère-t-il de celui de l'être humain?
Des quatre catégories d'actions, deux seulement sont accessibles à l'animal. La catégorie des actions « rationnelles » ne leur est pas accessible. Ceci est prouvé tout d'abord par le fait que les animaux ne parlent pas comme nous le faisons.
Il a été démontré précédemment que la faculté de discours est indissolublement liée à la faculté de former des concepts. En conséquence, nous pouvons dire que les animaux ne forment pas de concepts.
Ceci est-il vrai, et la possession d'une raison instinctive est-elle possible sans la possession de la notion de concept ?
Tout ce que nous savons de la raison instinctive est que celle-ci fonctionne lorsqu'on possède la notion de représentation et de sensation, tandis que les niveaux inférieurs possèdent seulement la notion de sensation. L'appareil mental, qui pense au moyen de représentations, doit être identique à la raison instinctive, qui lui permet d'opérer une sélection parmi les représentations disponibles, ce qui, de l'extérieur, donne l'impression d'un raisonnement et d'aboutissement à des conclusions. En réalité, un animal ne pense pas ses actions, mais il vit selon des émotions : il obéit à l'émotion la plus forte à un moment donné. Cependant, il est indubitable que dans la vie d'un animal il peut y avoir des moments très intenses lorsque celui-ci est confronté à la nécessité d'opérer une sélection dans une certaine série de représentations. Dans ce cas, à un moment donné, ses actions peuvent paraître raisonnées. Par exemple, un animal confronté à un danger agit souvent avec une surprenante prudence et une étonnante intelligence.
Mais en réalité, les actions d'un animal sont gouvernées, non pas par les pensées, mais la plupart du temps par la mémoire émotionnelle et par des représentations motrices. Il a été démontré que les émotions sont opportunes et, chez un être normal, la subordination à celles-ci serait également opportune. Chez un animal, toute représentation, toute image rappelée au souvenir, est reliée à quelque sensation émotionnelle et à un souvenir émotionnel; il n'y a pas de pensées telles quelles ni non-émotionnelles dans la nature de l'animal. Ou s'il y en a, elles sont inactives, incapables de déclencher une action.
Dès lors, toute action chez l'animal, même si elle est parfois très complexe et semble rationnelle, peut être expliquée sans qu'il faille lui supposer l'existence de concepts, raisonnement ou conclusions mentales.
Au contraire, nous devons admettre que les animaux n'ont pas de notion de concept. La preuve est qu'ils sont incapables de discours. Si nous considérons deux personnes de nationalités différentes, de races différentes, chacune ignorant la langue de l'autre, si ces deux personnes doivent vivre ensemble, elles trouvent immédiatement des moyens de communiquer entre elles. L'une dessinera un cercle, l'autre dessinera un cercle près du premier. C'est assez pour établir qu'elles sont capables de se comprendre. Si un épais mur de pierre sépare ces personnes, ici encore cela ne les empêchera pas de communiquer : l'une frappera trois fois sur le mur, l'autre frappera trois fois en réponse, et la communication sera établie. L'idée de communiquer avec les habitants d'autres planètes est précisément basée sur le système des signaux lumineux. On propose de tracer sur la Terre, un énorme cercle ou carré lumineux. Celui-ci devrait pouvoir être observé de Mars ou de ses abords, et une réponse similaire pourrait être obtenue.
Nous vivons côte à côte avec les animaux, et cependant, nous sommes incapables d'établir de telles communications avec eux. Il est évident que la distance entre eux et nous est plus grande qu'entre des humains séparés par l'ignorance de leur langue réciproque, des murs de pierre ou d'énormes distances.
Une autre preuve de l'absence de notion de concept chez l'animal est son incapacité à utiliser un levier, c'est-à-dire son incapacité à arriver de manière indépendante à une compréhension de la signification et de l'action d'un levier. L'argument habituel selon lequel l'animal ne sait pas comment utiliser un levier simplement parce que ses organes (pattes, etc.) ne sont pas adaptés à de telles actions, ne tient pas debout, parce qu'on peut apprendre à n'importe quel animal à utiliser un levier. Cela signifie que les organes n'ont rien à voir ici. Le fait est que l'animal est incapable d'arriver par lui-même à l'idée d'un levier. L'invention du levier a séparé d'un seul coup l'être humain primitif de l'animal et a été étroitement associée à l'apparition du concept. L'aspect mental de la compréhension de l'action du levier est contenu dans la construction d'un syllogisme correct. Sans la construction mentale d'un syllogisme il est impossible de comprendre l'action d'un levier. Sans concept il est impossible de construire un syllogisme. Dans le monde mental, un syllogisme a littéralement la même signification qu'un levier dans le monde physique.
L'utilisation d'un levier distingue l'être humain de l'animal aussi radicalement que le fait le discours. Si des scientifiques martiens observent la Terre et l'étudient objectivement au travers d'un télescope, sans entendre le langage et sans entrer dans le monde subjectif des habitants, et sans aucun contact avec ceux-ci, ils diviseraient les êtres vivant sur la Terre en deux catégories : ceux qui sont familiarisés avec l'action et ceux qui ne le sont pas.
En général, la psychologie des animaux nous est très difficile à comprendre. Le nombre infini d'observations d'animaux – de l'éléphant à l'araignée – et le nombre infini d'anecdotes à propos de leur intelligence, de leur perspicacité, et de leurs qualités morales ne changent rien à cet égard. Nous représentons les animaux soit comme des automates vivants, soit comme des humains stupides. Nous sommes trop enfermés dans le cercle de notre propre mentalité. Nous n'avons aucune idée d'une autre mentalité, et nous pensons involontairement que la seule sorte possible de mentalité est celle que nous possédons. Mais ceci est une illusion qui nous empêche de comprendre la vie. Si nous étions capables d'entrer dans le monde intérieur d'un animal et de comprendre comment il perçoit, comprend et agit, nous observerions bien des choses extrêmement intéressantes.
Par exemple, si nous pouvions nous représenter et recréer mentalement la logique de l'animal, cela nous aiderait grandement à comprendre notre propre logique et les lois de notre pensée. Et surtout, nous pourrions comprendre le caractère conditionnel et relatif de notre idée du monde en général.
Un animal doit avoir une logique très particulière. Bien sûr, ce n'est pas de la logique dans le vrai sens du terme, car la logique présuppose l'existence du logos, c'est-à-dire de la parole ou du concept. Notre logique habituelle, celle d'après laquelle nous vivons, et sans laquelle le cordonnier est incapable de confectionner des chaussures, peut être résumée au simple schéma formulé par Aristote dans les écrits qui ont été publiés par ses élèves sous le titre général d'Organon, c'est-à-dire l' « Instrument » (de la pensée). Ce schéma est le suivant:
A est A.
A n'est pas non-A.
Tout est soit A soit non-A.
La logique contenue dans ce schéma, la logique d'Aristote, est tout à fait suffisante à l'observation. Mais elle est insuffisante pour l'expérimentation, parce que l'expérimentation a lieu dans le temps, tandis que la formule d'Aristote ne tient pas compte du temps. Ceci a été observé à l'aube de la naissance de notre connaissance expérimentale; cela a été noté par Roger Bacon et, quelques siècles plus tard, mis en formule par son célèbre homonyme Francis Bacon, dans son traité Novum Organum – Instrument Nouveau (de pensée). On peut résumer la formule de Bacon à ce qui suit:
Ce qui a été A, restera A.
Ce qui a été non-A, restera non-A.
Tout a été et restera soit A soit non-A.
Toute notre expérience scientifique est construite sur ces formules, qu'elles soient ou non prises en compte par notre mental. Et ces mêmes formules servent en fait de base pour la fabrication de chaussures, car si un cordonnier ne peut être certain que le cuir qu'il a acheté hier sera toujours du cuir demain, il ne s'aventurera sans doute pas à fabriquer des chaussures mais s'orientera vers une profession plus sûre.
Les formules logiques, tant celles d'Aristote que celles de Bacon, sont simplement déduites de l'observation des faits, n'englobent que le contenu de ces faits, et ne peuvent englober rien d'autre. Ce ne sont pas des lois de la pensée, mais simplement des lois du monde extérieur tel que nous le percevons, ou des lois de notre relation avec le monde extérieur.
Si nous étions capables de nous représenter à nous-mêmes la « logique » d'un animal, nous comprendrions sa relation au monde extérieur. Notre principale erreur, en ce qui concerne le monde animal, est que nous l'inscrivons dans notre propre logique. Nous pensons qu'il n'existe qu'une seule logique, que notre logique est quelque chose d'absolu, quelque chose qui existe en dehors de nous et séparé de nous. Cependant, en réalité, il s'agit seulement des lois de la relation de notre vie intérieure au monde extérieur, ou les lois que notre mental trouve dans le monde extérieur. Un mental différent trouvera des lois différentes.
La première différence entre notre logique et celle de l'animal est que cette dernière n'est pas générale. Il s'agit d'une logique particulière à chaque cas, à chaque représentation séparée. Pour les animaux il n'existe pas de classification selon des propriétés communes, c'est-à-dire des classes, des variétés et des espèces. Tout objet existe par lui-même, toutes ses propriétés sont des propriétés spécifiques.
Cette maison-ci et cette maison-là sont pour l'animal, des objets totalement différents, parce que l'un est sa maison et l'autre est une maison étrangère. En général, nous reconnaissons les objets grâce à leurs points communs. Les animaux les reconnaissent de par leurs différences. Ils reconnaissent chaque objet grâce aux signes qui ont eu pour eux la plus grande signification émotionnelle. De cette manière, c'est-à-dire avec des qualités émotionnelles, les représentations sont conservées dans la mémoire de l'animal. Il est aisé d'observer qu'il est beaucoup plus difficile de conserver de telles représentations dans la mémoire; en conséquence, la mémoire d'un animal est bien plus encombrée que la nôtre, bien que le nombre des connaissances et des choses conservées par un animal dans sa mémoire, soit bien moins grand que chez l'être humain.
Une fois que nous avons vu un objet, nous y faisons référence en lui attribuant une certaine classe, variété, espèce; nous y attachons l'un ou l'autre concept, et nous le relions dans notre esprit à l'un ou l'autre « mot », c'est-à-dire à un signe algébrique, puis avec un autre le définissant, etc.
Un animal n'a pas de concepts, il n'a dans sa tête aucune algèbre à laquelle il pourrait avoir recours pour penser. Il doit connaître un objet donné et s'en souvenir avec toutes ses caractéristiques et toutes ses particularités. Il n'y aura aucune caractéristique d'oubliée. Mais pour nous, les caractéristiques principales sont contenues dans le concept selon lequel nous avons relié l'objet en question, et nous pouvons le retrouver dans notre mémoire grâce à n'importe lequel de ses signes caractéristiques.
Il résulte clairement de ceci que la mémoire de l'animal est plus encombrée que la nôtre et cela est le principal empêchement de l'évolution de l'animal. Son esprit est trop occupé. Il n'a pas le temps de progresser. Il est possible d'arrêter le développement mental d'un enfant en lui faisant apprendre par coeur des séries de mots et des séries de chiffres. L'animal est exactement dans la même situation. Ceci explique le fait étrange qu'un animal soit plus intelligent lorsqu'il est jeune.
Chez l'être humain, le sommet de la puissance intellectuelle est atteint à l'âge mûr, très souvent dans la vieillesse; chez l'animal c'est exactement l'inverse. Il est réceptif quand il est jeune. Lorsque vient la maturité son développement s'arrête, et dans la vieillesse il rétrograde indubitablement.
La logique de l'animal, si nous tentons de l'exprimer selon une formule similaire à celles d'Aristote et de Bacon, pourrait être la suivante :
L'animal peut comprendre la formule A est A.
Il dira : Je suis moi, etc.
Mais il ne comprendra pas la formule A n'est pas non-A, parce que non-A est un concept.
L'animal dira: Ceci est ceci. Cela est cela. Ceci n'est pas cela.
ou Cet être humain-ci est cet être humain-ci. Cet être humain-là est cet être humain-là. Cet être humain-ci n'est pas cet être humain-là.
Par la suite il me faudra revenir sur la logique des animaux. Pour le moment il m'a seulement fallu établir le fait que la psychologie des animaux est très distincte et très différente de la nôtre. Et elle n'est pas seulement distincte, elle est aussi très variée.
Chez les animaux que nous connaissons, et même chez les animaux domestiques, les différences psychologiques sont tellement grandes qu'il faut les mettre à des niveaux différents. Nous ne remarquons pas cela et nous leur attachons à tous l'étiquette d' « animaux. »
Une oie a mis une patte sur un morceau de melon d'eau; elle tire dessus au moyen de son bec, mais ne parvient pas à le prendre parce elle n'a pas l'idée d'ôter sa patte de dessus le morceau. Cela signifie que son processus mental est tellement vague qu'elle a une connaissance très imparfaite de son propre corps et ne le distingue pas clairement d'autres objets. Cela ne pourrait pas se produire avec un chien ou un chat. Ceux-ci connaissent leur corps parfaitement bien. Mais dans leurs relations aux objets extérieurs, chats et chiens sont très différents.
J'ai observé un chien, un setter très « intelligent. » Lorsque le petit tapis sur lequel il avait l'habitude de dormir se plissait et devenait de ce fait inconfortable, il comprenait que l'inconfort était en dehors de lui, que c'était le tapis, et plus précisément la position du tapis, qui était en cause. Alors, il saisissait le tapis entre ses dents, le tournait et le traînait de-ci, delà, tout en grognant, soupirant et se plaignant, jusqu'à ce que quelqu'un vienne à la rescousse. Mais il n'est jamais parvenu à arranger lui-même le tapis.
Pour un chat, la question ne se poserait même pas. Un chat connaît parfaitement son propre corps, mais tout ce qui est en dehors de lui est considéré comme acquis, comme donné. Corriger le monde extérieur pour l'accommoder à son propre confort ne viendrait jamais à l'idée d'un chat. Peut-être cela est-il dû au fait que le chat vit davantage dans un autre monde, le monde des rêves et des fantasmes, que dans celui-ci. C'est pourquoi, si quelque chose cloche avec son lit, le chat se tournera et se retournera cent fois, jusqu'à ce qu'il trouve une position confortable, ou alors il se couchera dans un autre endroit.
Un singe pourra naturellement étendre le tapis très aisément.
Voilà donc quatre êtres très différents. Et ceci est seulement un exemple; nous pourrions en citer des centaines. Et cependant, pour nous, tous sont des animaux. Nous mélangeons bien des choses qui sont totalement différentes; nos divisions sont très souvent fausses, et ceci nous empêche de nous examiner nous-mêmes.
En outre, il serait tout à fait incorrect d'affirmer que les différences mentionnées déterminent des « étapes d'évolution », que les animaux d'un type sont supérieurs ou inférieurs aux autres. Le chien et le singe, de par leur raison, leur aptitude à imiter, et le chien de par sa fidélité à l'être humain, semblent être supérieurs au chat; mais le chat leur est infiniment supérieur de par son intuition, son sens de l'esthétique, son indépendance et sa force de volonté. Le chien et le singe se manifestent dans leur totalité. Ils laissent apercevoir tout ce qui est en eux. Mais ce n'est pas sans raison que le chat est considéré comme un animal magique et occulte. Une grande partie de celui-ci nous est cachée, et lui est cachée également. Si nous parlons en termes d'évolution, il serait bien plus correct de dire que ces animaux sont d'évolutions différentes, tout comme, selon toute probabilité, il existe plus d'un type d'évolution au sein de l'humanité.
La reconnaissance de plusieurs évolutions indépendantes et, d'un certain point de vue, équivalentes, développant des propriétés entièrement différentes, pourrait nous aider à sortir du labyrinthe des contradictions sans fin de notre compréhension de l'être humain, et nous montrer comment arriver à comprendre la seule évolution réelle et importante pour nous : l'évolution vers l'état de surhomme.
Nous avons vu l'énorme différence qui existe entre la mentalité de l'être humain et celle de l'animal. Cette différence doit profondément affecter la perception qu'a l'animal du monde extérieur. Mais comment et en quoi ? C'est précisément ce que nous ne savons pas et que nous devons nous efforcer d'établir.
Pour ce faire, nous devons revenir une fois encore à notre perception du monde et examiner en détail comment nous le percevons, puis nous devons voir comment le monde doit être perçu par l'animal, avec son appareil mental limité.
Tout d'abord, nous devons noter qu'en ce qui concerne l'aspect extérieur et la forme du monde, notre perception est extrêmement incorrecte. Nous savons que le monde est composé de solides, mais nous voyons et touchons toujours seulement des surfaces. Nous ne voyons ni ne touchons jamais des solides. Un solide est déjà un concept assemblant un certain nombre de représentations par le moyen du raisonnement et de l'expérience. Pour la sensation directe, seules les surfaces existent. Les sensations de poids, de masse, de volume, que nous associons mentalement avec un « solide », sont en réalité liées pour nous à des sensations de surfaces. Nous savons seulement que cette sensation de surfaces provient d'un solide, nous ne sentons jamais le solide lui-même. Sans doute est-il possible de nommer la sensation composite de surfaces, poids, masses, densités, résistances etc. « sensations d'un solide. » Mais nous sommes obligés de rassembler mentalement toutes ces sensations en une seule et d'appeler cette sensation générale un « solide. » Nous ne sentons directement que des surfaces, et ensuite, séparément, le poids; nous ne sentons jamais la résistance d'un solide en tant que tel.
Mais nous savons que le monde n'est pas composé de surfaces; nous savons que nous percevons le monde de manière incorrecte. Nous savons que nous ne voyons jamais le monde tel qu'il est réellement, non seulement dans le sens philosophique de cette expression, mais même dans le sens géométrique le plus ordinaire. Nous n'avons jamais vu un cube, une sphère, etc.; nous n'avons jamais vu que des surfaces. En réalisant cela, nous corrigeons mentalement ce que nous voyons. Sous les surfaces, nous pensons le solide. Mais nous ne pouvons jamais nous représenter un solide; nous ne pouvons pas représenter un cube ou une sphère qui ne soit pas en perspective mais présentant tous ses côtés à la fois.
Il est clair que le monde n'existe pas en perspective, et cependant nous sommes incapables de le voir d'aucune autre façon. Nous ne voyons tout qu'en perspective, c'est-à-dire qu'en percevant le monde avec nos yeux nous le percevons déformé. Et nous savons que nous le déformons. Nous savons qu'il n'est pas tel que nous le voyons. Et sans cesse nous corrigeons mentalement ce que notre oeil voit, substituant au contenu réel, les symboles des choses que notre vision nous montre à NOUS.
Notre vision est une faculté complexe. Elle consiste en sensations visuelles, plus la mémoire des sensations du toucher. Un enfant s'efforce de toucher tout ce qu'il voit : le nez de sa nurse, la lune, les taches de lumière sur le mur. Il n'apprend que graduellement à faire la distinction entre ce qui est proche et ce qui est éloigné par la vue seule. Mais nous savons que, même dans la maturité, nous sommes facilement sujets aux illusions d'optique. Nous voyons les objets éloignés comme s'ils étaient plats, c'est-à-dire encore plus incorrectement, car le relief est, après tout, un symbole indiquant une certaine propriété des objets. À une distance éloignée, un être humain nous apparaît comme une silhouette. Cela est dû au fait que nous ne pouvons toucher ce qui est au loin, et notre oeil n'a pas été entraîné à observer la différence d'avec les surfaces proches de nous, que nous pouvons toucher du bout des doigts.
A cet égard, les observations faites sur des aveugles qui commencent à voir, sont des plus intéressantes. Le périodique Slepetz (L'aveugle) I912, contient une description, basée sur l'observation directe, de la manière dont des personnes aveugles de naissance, apprennent à voir après avoir subi une opération qui leur a rendu la vue. Voici comment un jeune être humain de dix-sept ans décrit ses expériences après avoir subi une ablation de la cataracte. Le troisième jour après l'opération, on lui a demandé ce qu'il voyait. Il a répondu qu'il voyait une vaste étendue de lumière, avec des objets ternes bougeant à l'intérieur de celle-ci. Il ne distinguait pas ces objets. Ce n'est qu'au quatrième jour qu'il a commencé à les distinguer, c'est seulement après deux semaines, quand ses yeux se sont habitués à la lumière, qu'il a commencé à faire un usage pratique de sa vue pour discerner des objets. On lui montra toutes les couleurs du spectre, et il parvint rapidement à les distinguer, sauf le jaune et le vert, qu'il a confondus pendant une période assez longue. Un cube, une sphère et une pyramide, placés devant lui, lui ont paru être un carré, un disque plat et un triangle. Lorsqu'on plaça un disque plat à côté de la sphère, il ne put distinguer aucune différence entre les deux objets. Lorsqu'on lui demanda de décrire sa première impression des deux figures, il répondit qu'il avait remarqué dès l'abord la différence entre le cube et la sphère, et il avait réalisé qu'il ne s'agissait pas de dessins, mais il n'avait pas été capable d'en dériver la représentation d'un carré et d'un cercle, jusqu'à ce qu'il éprouve, du bout des doigts, la même sensation que lorsqu'il avait touché un carré et un cercle. Lorsqu'on lui permit de manipuler le cube, la sphère et la pyramide, il identifia immédiatement ces solides par le toucher, et fut surpris de ne pas les avoir reconnus dès l'abord par la vue. Il n'avait alors pas encore de représentation de l'espace, de la perspective. Tous les objets lui apparaissaient plats. Bien qu'il sût que le nez fait projection et que les yeux sont enfoncés dans les orbites, le visage humain paraissait également plat à ses yeux. Il éprouvait une joie immense à avoir retrouvé l'usage de ses yeux, mais au début, regarder les choses le fatiguait. Les impressions l'accablaient et l'épuisaient. C'est pourquoi, bien que sa vue fût redevenue parfaite, il avait parfois recours au toucher pour se détendre d'une certaine manière.
Nous ne sommes jamais capables de voir ne serait-ce qu'une petite partie du monde extérieur tel qu'il est, c'est-à-dire tel que nous savons qu'il est. Il nous est impossible de voir simultanément tous les côtés et l'intérieur d'un bureau ou d'une armoire. Notre oeil déforme le monde extérieur d'une certaine façon, de manière à nous permettre, quand nous regardons autour de nous, de déterminer la position des objets par rapport à nous-mêmes. Mais regarder le monde autrement que de notre propre point de vue est impossible. Et nous sommes incapables d'en avoir une vision correcte, une vision qui ne soit pas déformée par notre propre vue.
Le relief et la perspective – voilà comment notre oeil déforme les objets. Ils sont une illusion d'optique, une tricherie visuelle. Un cube en perspective n'est qu'un symbole conventionnel d'un cube en trois dimensions. Et tout ce que nous voyons n'est qu'images conventionnelles de ce monde, conventionnellement réel en trois dimensions, que notre géométrie étudie; ce n'est pas le monde réel lui-même. Sur la base de ce que nous voyons, nous devons deviner de quoi il s'agit réellement. Nous savons que ce que nous voyons est incorrect, et nous pensons que le monde est différent de ce que nous voyons. Si nous n'avions aucun doute au sujet de l'exactitude de notre vision, si nous savions que le monde est tel que nous le voyons, il est raisonnable de penser que nous y penserions comme nous le voyons. En pratique, cependant, nous introduisons en permanence des corrections dans ce que nous voyons.
Cette faculté d'introduire des corrections dans ce que voit l'oeil, implique nécessairement la possession de concepts, car les corrections sont apportées de par le raisonnement, ce qui est impossible sans concepts. Sans cette faculté de corriger ce que l'oeil voit, nous verrions le monde tout à fait différemment, c'est-à-dire que nous verrions incorrectement ce qui existe réellement, nous ne verrions pas du tout une grande partie de ce qui existe réellement, Et nous verrions beaucoup de choses qui n'existent pas du tout en réalité.
En premier lieu, nous verrions un grand nombre de mouvements inexistants Pour obtenir une sensation directe, chacun de nos mouvements est relié aux mouvements de tout ce qui nous entoure. Nous savons que ce mouvement est illusoire, mais nous le voyons comme s'il était réel. Les objets tournent devant nous, passent rapidement à côté de nous, se dépassent les uns les autres. Les maisons devant lesquelles nous passons lentement en voiture tournent lentement; si nous passons rapidement devant elles, elles tournent rapidement, des arbres surgissent, s'enfuient et disparaissent.
Cette animation apparente des objets, ainsi que les rêves, a été et est toujours la source principale des fantasmes des contes de fées.
Dans ces cas, les « mouvements » des objets peuvent être très complexes. Contemplons l'étrange comportement d'un champ de maïs vu depuis la fenêtre d'un compartiment de chemin de fer. Il se précipite à l'assaut de notre fenêtre, s'arrête, pivote lentement, et s'enfuit sur le côté. Les arbres dans les bois courent évidemment à des vitesses différentes, et ils se dépassent l'un l'autre. Tout un paysage de mouvement illusoire ! Et qu'en est-il du soleil qui, dans toutes les langues, continue à se lever et à se coucher, et dont le mouvement a été défendu si passionnément au fil du temps !
Voilà comment tout nous apparaît. Et bien que nous sachions déjà que tous ces mouvements sont illusoires, nous continuons cependant à les voir, et parfois nous sommes inconscients de l'illusion.
De combien d'autres illusions encore serions-nous victimes si nous n'étions pas capables de mentalement découvrir les causes qui les produisent et si nous devions tout considérer comme existant exactement comme nous le voyons?
Je vois cet objet, donc il est.
Cette assertion est la source principale de toutes les illusions.
La façon correcte de dire serait :
Je vois cet objet, donc il n'est pas. Ou du moins : je vois cet objet, donc il n'est pas ainsi.
Nous pouvons dire cela, mais les animaux ne le peuvent pas. Pour eux, tout ce qu'ils voient est. Ils doivent croire ce qu'ils voient.
Comment le monde apparaît-il aux animaux ?
Pour les animaux, le monde est une série de surfaces complexes en mouvement. Les animaux vivent dans un monde en deux dimensions; leur univers a l'apparence et les propriétés d'une surface. Et sur cette surface se produisent un nombre énorme de mouvements, des plus variés et des plus fantastiques.
Pourquoi le monde apparaît-il comme une surface aux animaux ?
Tout d'abord parce qu'il nous apparaît à nous comme une surface.
Mais nous savons que le monde n'est pas une surface, tandis que les animaux ne peuvent pas le savoir. Ils acceptent toutes choses telles qu'elles leur apparaissent. Ils sont incapables de corriger ce que leurs yeux voient, ou ne peuvent le faire que partiellement.
Nous pouvons mesurer dans trois directions; la qualité de notre mental nous permet de la faire. Les animaux ne peuvent mesurer simultanément que dans deux directions; il leur est impossible de mesurer simultanément dans trois directions. La raison en est que, comme ils n'ont pas la notion de concept, ils sont incapables de se souvenir des mesures de la première direction pendant qu'ils mesurent la deuxième et la troisième.
Je m'explique.
Imaginons que nous mesurions un cube. Si nous mesurons un cube dans trois directions, nous devons garder en mémoire les deux autres tandis que nous mesurons dans une direction. Mais nous ne pouvons garder en mémoire que des concepts, c'est-à-dire que nous ne pouvons nous en souvenir que si nous pouvons les relier à d'autres concepts, en les étiquetant d'une manière ou d'une autre.
Dès lors, ayant étiqueté les deux premières directions, la longueur et la largeur, il est possible de mesurer la hauteur. Sans quoi, nous ne pouvons le faire : en tant que représentations, les deux premières mesures du cube sont absolument identiques et vont fusionner en une seule dans notre mental. L'animal n'ayant pas de notion de concept, il est incapable d'étiqueter les deux premières mesures du cube comme étant la longueur et la largeur. C'est pourquoi, au moment où il commence à mesurer la hauteur du cube, les deux premières mesures fusionnent en une. Un animal qui mesure un cube et n'a pas la notion de concept mais seulement celle de la représentation, ressemble à une chatte que j'ai un jour observé. Elle portait ses chatons (il y en avait cinq ou six) dans différentes pièces, et était incapable de les rassembler à nouveau. Elle en prenait un, l'apportait auprès d'un autre et les mettait côte à côte. Ensuite, elle allait chercher le troisième et le mettait auprès des deux premiers. Puis, elle saisissait le premier, le portait dans une autre pièce et le mettait auprès du quatrième; elle courait alors vers la première pièce, saisissait le deuxième chaton et le mettait ailleurs, près du cinquième, etc. Pendant une heure entière, cette chatte a déplacé ses chatons; elle était apparemment épuisée, mais était incapable d'agir autrement. Il est clair qu'elle n'avait aucun concept qui aurait pu l'aider à se rappeler combien de chatons il y avait en tout.
Il est extrêmement important de saisir la relation de l'animal à la mesure des solides.
Le problème est que les animaux ne voient que des surfaces (ce que nous pouvons affirmer en toute quiétude, puisque nous ne voyons nous-mêmes que des surfaces). Puisqu'ils ne voient que des surfaces, les animaux ne peuvent se représenter que deux dimensions. La troisième dimension, à côté des deux autres, ne peut être que pensée, c'est-à-dire qu'une dimension doit être un concept. Mais les animaux n'ont pas la notion de concept : la troisième dimension leur apparaît également comme une représentation. En conséquence, dès que celle-ci apparaît, les deux premières représentations fusionnent obligatoirement. Les animaux voient la différence entre deux dimensions, mais sont incapables de voir la différence entre trois. Cette différence ne peut être que connue. Et afin de la connaître, il faut des concepts.
Pour les animaux, des représentations identiques doivent fusionner, tout comme pour nous, deux phénomènes identiques se produisant au même endroit doivent fusionner en un seul. Pour un animal, il s'agit d'un seul phénomène, tout comme pour nous : des phénomènes identiques se produisant au même endroit ne sont qu'un seul phénomène.
C'est ainsi que les animaux voient le monde comme une surface et ne peuvent mesurer cette surface que dans deux directions.
Alors, comment expliquer le fait que, vivant dans un monde en deux dimensions, ou se voyant eux-mêmes dans un monde en deux dimensions, les animaux s'orientent parfaitement dans notre monde en trois dimensions ? Comment expliquer que l'oiseau vole vers le haut et vers le bas, droit devant lui ou sur le côté, dans les trois directions; que le cheval saute haies et fossés; que le chien et le chat semblent comprendre les propriétés de la profondeur et de la hauteur, en même temps que de la longueur et de la largeur ?
Pour expliquer cela, nous devons une fois de plus en revenir aux principes fondamentaux de la psychologie animale. Il a été souligné précédemment que de nombreuses propriétés, dont nous nous souvenons comme étant des propriétés générales d'espèces et de variétés, doivent être mémorisées par les animaux comme les propriétés individuelles des objets. Lorsqu'il trie le nombre énorme des propriétés individuelles qu'il garde dans sa mémoire, l'animal est aidé par la qualité émotionnelle qui est attachée à ces propriétés pour chaque représentation et chaque souvenir de sensation.
Un animal reconnaît, disons, deux routes qui sont deux phénomènes séparés n'ayant rien en commun; un des phénomènes, c'est-à-dire une des routes consiste en une série de représentations définies, colorées par certaines qualités émotionnelles; l'autre phénomène, c'est-à-dire l'autre route, consiste en une série d'autres représentations définies, colorées par d'autres qualités. Nous disons que l'un et l'autre sont des routes, l'une conduisant à un endroit, l'autre à un autre endroit. Pour l'animal, les deux routes n'ont rien de commun. Mais il se souvient de la séquence entière des qualités émotionnelles attachées à la première route et à la deuxième route, de sorte qu'il se souvient des deux routes avec leurs coudes, fossés, haies, etc.
Donc, le souvenir des propriétés définies des objets qu'ils ont vus, aident les animaux à s'orienter dans le monde des phénomènes. Mais, en général, lorsqu'ils rencontrent des nouveaux phénomènes, les animaux sont bien plus démunis que les êtres humains.
Les animaux voient deux dimensions. Ils perçoivent constamment la troisième dimension mais ne la voient pas. Ils la sentent comme quelque chose qui passe, tout comme nous percevons le temps.
Les surfaces que voient les animaux possèdent à leurs yeux de nombreuses et étranges propriétés; il s'agit tout d'abord de nombreux mouvements variés.
Nous avons déjà dit que tous les mouvements illusoires leur paraissent réels. Ces mouvements nous paraissent réels à nous aussi, mais nous savons qu'ils sont illusoires, Comme par exemple le mouvement de la maison que nous dépassons en voiture, l'arbre qui surgit après le virage, le mouvement de la lune parmi les nuages, etc.
En outre, de nombreux autres mouvements dont nous ne soupçonnons même pas l'existence, existent pour les animaux. En fait, de nombreux objets, qui pour nous sont parfaitement immobiles (en réalité tous les objets) sont perçus comme en mouvement par les animaux. ET c'est précisément dans ces mouvements que la troisième dimension des solides se manifeste pour eux, c'est-à-dire que la troisième dimension des solides leur apparaît comme étant mouvements.
Essayons d'imaginer comment un animal perçoit les objets du monde extérieur.
Supposons qu'un grand disque est placé devant un animal et qu'à côté de ce disque se trouve une grande sphère de même diamètre.
Se trouvant directement en face de ces objets à une certaine distance, l'animal voit deux cercles. S'il commence à en faire le tour, l'animal remarque que la sphère reste un cercle, mais que le disque se rétrécit graduellement pour devenir une étroite bande. À mesure que l'animal continue à tourner autour d'elle, la bande s'élargit et redevient graduellement un cercle. La sphère ne change pas de forme pendant que l'animal tourne autour d'elle, mais d'étranges phénomènes commencent à se produire à mesure que l'animal s'en approche.
Tentons de comprendre comment l'animal perçoit la surface de la sphère comme étant différente de la surface du disque.
Une chose est sûre : sa perception de la surface sphérique est différente de la nôtre. Nous percevons la convexité ou la sphéricité comme une propriété commune à de nombreuses surfaces. De par la nature de son appareil mental, l'animal doit percevoir la sphéricité comme une propriété individuelle d'une sphère particulière. À quoi pourrait ressembler la sphéricité en tant que propriété individuelle d'une sphère donnée ?
Nous pouvons dire avec la plus ferme conviction que la sphéricité apparaît à l'animal comme un mouvement de la surface qu'il voit.
Lorsque l'animal s'approche de la sphère, ce qui se passe en toute probabilité est ce qui suit : la surface que l'animal voit entame un mouvement rapide : son centre se projette vers l'avant et les autres points commence à reculer par rapport au centre, avec une vélocité proportionnelle à leur distance du centre (ou le carré de leur distance du centre).
Voilà comment un animal doit percevoir une surface sphérique. Elle est comparable à la façon dont nous percevons le son. À une certaine distance de la sphère, l'animal voit un plan. S'il approche et touche un point de la sphère, il voit que la relation de tous les autres points à ce point-là a changé par comparaison avec ce qui est sur un plan : comme si tous les autres points s'étaient déplacés, retirés sur les côtés. S'il touche un autre point, il voit à nouveau tous les autres points se retirer.
Cette propriété de la sphère lui apparaît comme un mouvement, une « vibration. » Et il est vrai que la sphère semblera être une surface vibrante, ondulante. De la même manière, tout angle d'un objet immobile doit apparaître comme un mouvement à l'animal.
L'animal ne peut voir un angle d'un objet en trois dimensions que s'il passe à côté de celui-ci, et dans ce cas l'objet lui semblera avoir tourné : un nouveau côté est apparu, et le côté dépassé a reculé ou est passé sur le côté. Un angle est perçu comme un mouvement tournant de l'objet, c'est-à-dire comme quelque chose de temporaire, c'est-à-dire comme un changement d'état de l'objet. S'il se rappelle les angles qu'il a vus en premier lieu, que l'animal a vus comme des mouvements de corps, il les considérera comme partis, finis, évaporés, appartenant au passé.
Bien sûr, l'animal ne peut pas raisonner ainsi, mais il agit comme s'il suivait ce raisonnement.
Si l'animal pouvait penser à des phénomènes qui n'ont pas encore fait leur apparition dans sa vie (comme des angles ou des surfaces courbes), il se les représenterait sans doute seulement dans le temps. Autrement dit, l'animal ne pourrait leur prêter une existence réelle alors qu'ils n'ont pas encore fait leur apparition. S'il pouvait exprimer une opinion à ce sujet, il dirait que ces angles existent potentiellement, qu'ils seront, mais qu'à présent ils ne sont pas.
Pour un cheval, le coin d'une maison devant laquelle il passe chaque jour est un phénomène qui se reproduit en certaines circonstances, mais qui n'a lieu que dans le temps; ce n'est pas une propriété spatiale et constante de la maison.
Pour l'animal, un angle doit être un phénomène temporel et non un phénomène spatial comme c'est le cas pour nous.
Ainsi, nous voyons que l'animal perçoit les propriétés de notre troisième dimension comme des mouvements, et il associe ces propriétés au temps : au passé, au futur ou au présent, c'est-à-dire au moment de la transition du futur vers le passé. Ceci est un point très important et contient la clé de notre compréhension de notre propre perception du monde; par conséquent, nous devons l'étudier plus en profondeur.
Jusqu'ici, nous avons considéré des animaux supérieurs : le chien, le chat, le cheval. Considérons à présent des animaux inférieurs : un escargot par exemple. Nous ne savons rien de la vie intérieure de celui-ci, mais nous pouvons être certains que sa perception est très différente de la nôtre. Il est très probable que l'escargot n'a que de vagues sensations de ce qui l'entoure. Il peut sans doute ressentir la chaleur, le froid, la lumière, l'obscurité, la faim et, instinctivement (c'est-à-dire guidé par le plaisir/la douleur) il se glisse vers le bord non grignoté de la feuille sur laquelle il se trouve et quitte une feuille morte. Ses mouvements sont guidés par le plaisir/la douleur; il avance toujours vers l'un et évite l'autre. Il se déplace toujours sur une ligne : du non-agréable vers l'agréable. Et il est plus que probable qu'il ne connaît et ressent rien que cette ligne. Cette ligne constitue tout son monde. Toutes les sensations provenant de l'extérieur sont éprouvées par l'escargot sur cette ligne de progression. Et ces sensations lui proviennent hors du temps : de potentialités elles deviennent actualité. Pour un escargot, tout notre univers existe dans le futur et le passé, c'est-à-dire dans le temps. Seule une ligne existe dans le présent; tout le reste est dans le temps. Il est plus que probable que l'escargot n'est pas conscient de ses propres mouvements; faisant des efforts de tout son corps, il progresse vers le bord intact de la feuille, mais il lui semble que la feuille vient vers lui, qu'elle commence à exister à ce moment; elle apparaît hors du temps, comme le matin nous apparaît.
Un escargot est un être en une dimension.
Les animaux supérieurs (le chien, le chat, le cheval) sont des êtres en deux dimensions. L'espace leur apparaît comme une surface, un plan. Tout ce qui est hors de ce plan est, pour eux, dans le temps.
Nous voyons donc qu'un animal supérieur (un être en deux dimensions par rapport à un être en une dimension) extrait du temps une dimension supplémentaire.
Le monde de l'escargot a une dimension – pour lui, nos deuxième et troisième dimensions sont dans le temps.
Le monde du chien a deux dimensions – pour lui, la troisième dimension est dans le temps.
Un animal peut se souvenir de tous les « phénomènes » qu'il a observés, c'est-à-dire de toutes les propriétés des corps en trois dimensions avec lesquels il a été en contact, mais il ne peut savoir que le phénomène qui, pour lui, est un phénomène récurrent est en réalité une propriété permanente d'un corps en trois dimensions : un angle, une courbe, ou une convexité.
Voilà la psychologie de la perception du monde par un être en deux dimensions.
Pour lui, un nouveau soleil se lève chaque jour. Le soleil d'hier a disparu et ne reviendra plus jamais. Le soleil de demain n'existe pas encore.
Le coq ne peut penser qu'il réveille le soleil en lançant son cocorico. Pour lui, le soleil ne se couche pas : il tombe dans le passé, s'évanouit, est anéanti, cesse d'être. Demain, s'il y en a un, il y aura un nouveau soleil, tout comme pour nous il y a un nouveau printemps chaque année. Pour être, le soleil ne peut s'éveiller, il doit naître. Un animal (s'il pouvait penser sans perdre sa psychologie caractéristique), ne peut croire qu'aujourd'hui il voit apparaître le même soleil qu'hier. C'est là un raisonnement humain.
L'animal est incapable de comprendre que le soleil est une seule et même chose aujourd'hui et demain – EXACTEMENT COMME NOUS SOMMES SANS DOUTE INCAPABLES DE COMPRENDRE QUE LE MATIN EST UN ET QUE LE PRINTEMPS EST UN.
Le mouvement des objets, qui pour nous n'est pas illusoire mais réel -tel le mouvement de la roue, ou un véhicule qui avance- doit, pour l'animal, être très différent du mouvement qu'il voit dans des objets qui nous paraissent à nous être immobiles. Le mouvement grâce auquel il voit la troisième dimension des corps, ce premier mouvement (celui qui est réel également pour nous), doit lui paraître spontané, vivant.
Et ces deux sortes de mouvements lui sont impossibles à mesurer. Un animal est capable de mesurer un angle ou une surface convexe, bien qu'il ne puisse comprendre sa signification réelle et la regarde comme un mouvement. Mais il ne sera jamais capable de mesurer le mouvement réel, c'est-à-dire un mouvement qui est réel pour nous. Pour ce faire, il est nécessaire d'avoir notre conception du temps et de mesurer tous les mouvements par rapport à un mouvement plus constant, c'est-à-dire de comparer tous les mouvements à un seul. Comme l'animal n'a pas de concepts, il est incapable de faire cela. C'est pourquoi, des mouvements d'objets, qui sont réels pour nous, lui sont impossibles à mesurer, et donc immesurables par rapport à d'autres mouvements, réels et mesurables pour lui mais illusoires pour nous, et ainsi est constituée la troisième dimension des corps.
Cette dernière est inévitable. Si un animal ressent comme mouvement ce qui n'en est pas un, il est clair qu'il ne peut appliquer la même mesure à ce qui est mouvement qu'à ce qui n'est pas mouvement.
Mais ceci ne signifie pas que l'animal ne peut connaître le caractère des mouvements produits dans notre monde et ne peut s'adapter à eux. Au contraire, nous voyons que l'animal s'oriente parfaitement parmi les mouvements des objets de notre monde en trois dimensions. En cela, il est aidé par l'instinct, c'est-à-dire la capacité, apparue après des centaines de siècles de sélection, d'accomplir des actions opportunes sans en avoir conscience. Et l'animal fait parfaitement la distinction entre les différents mouvements autour de lui.
Mais, en faisant la distinction entre deux sortes de phénomènes – deux sortes de mouvements- l'animal doit percevoir l'un d'eux comme quelque propriété inexplicable de certains objets, c'est-à-dire qu'il considère sans doute cette sorte de mouvement comme le résultat d'une animation des objets, et considère donc ces objets comme vivants.
Un chaton joue avec une balle ou avec sa propre queue parce que la balle ou la queue s'éloigne rapidement de lui.
Un ours lutte avec une branche jusqu'à ce que celle-ci le jette en bas de l'arbre, parce que dans le balancement de la branche il sent quelque chose de vivant et d'hostile.
Le cheval s'écarte brusquement d'un buisson parce que le buisson s'est soudain mis à tourner et a agité une branche.
Dans le dernier cas, le buisson n'a sans doute pas bougé du tout : c'est le cheval qui courait. Mais il a paru bouger, donc il était vivant. Il est probable que tout ce qui bouge est vivant pour un animal. Pourquoi le chien aboie-t-il furieusement au passage d'une voiture ? Nous ne comprenons pas bien. Nous ne voyons pas comment une voiture qui passe tourne, se déforme et grimace aux yeux d'un chien. Elle est pleine de vie : les roues, le toit, les enjoliveurs, les sièges, les passagers... tout cela est en mouvement, tourne et tourne....
Résumons à présent nos déductions.
Nous avons établi que l'être humain dispose de sensations, représentations et concepts; que les animaux supérieurs disposent de sensations et de représentations, et que les animaux inférieurs ne disposent que de sensations. Nous avons déduit que l'animal n'a pas de concepts, principalement parce qu'il ne dispose pas de la parole, du discours. Nous avons établi ensuite que, comme il n'a pas de notion de concept, l'animal ne peut comprendre la troisième dimension et ne voit le monde que comme une surface. Autrement dit, il n'a aucun moyen, aucun instrument pour corriger ses perceptions erronées du monde. Puis nous avons vu que, percevant le monde comme une surface, l'animal voit sur cette surface un grand nombre de mouvements qui n'existent pas à nos yeux. C'est-à-dire que toutes les propriétés des corps que nous considérons comme des propriétés de leur tridimensionnalité, leur apparaissent comme des mouvements. Ainsi, un angle et une surface sphérique doivent leur apparaître comme un mouvement de plan.
En outre, nous en sommes venus à la conclusion que tout ce qui, pour nous, est du domaine de la troisième dimension comme quelque chose de constant, est considéré par l'animal comme des manifestations transitoires qui se produisent dans les objets comme des phénomènes temporels.
Donc, dans toutes ses relations au monde, l'animal est tout à fait semblable à l'être irréel bidimensionnel que nous avons supposé vivre sur un plan. Notre monde tout entier apparaît à l'animal comme un plan au travers duquel passent des phénomènes qui se meuvent en suivant le temps ou dans le temps.
Nous pouvons donc dire que nous avons établi ce qui suit : dans les limites de l'appareil mental qui perçoit le monde extérieur, pour un sujet qui possède un tel appareil, l'aspect et les propriétés du monde doivent changer. Et deux sujets vivant côte à côte mais ayant des appareils mentaux différents, doivent vivre dans des mondes différents : les propriétés de l'étendue du monde doivent être très différentes pour eux. En outre, nous avons vu les conditions (non pas artificielles ni inventées, mais existant réellement dans la nature, c'est-à-dire les conditions mentales de la vie animale) dans lesquelles le monde apparaît comme un plan ou même comme une ligne.
Autrement dit, nous avons établi que l'extension tridimensionnelle du monde dépend pour nous des propriétés de notre appareil mental ou encore, que la tridimensionnalité du monde n'est pas la propriété de celui-ci, mais seulement la propriété de notre perception du monde.
En d'autres termes, la tridimensionnalité du monde est la propriété de sa réflexion sur notre conscience.
Si tout cela est ainsi, il est clair que nous avons réellement prouvé que l'espace dépend du sens de l'espace. Et puisque nous avons prouvé l'existence d'un sens de l'espace inférieur au nôtre, de ce fait même, nous avons prouvé la possibilité d'un sens de l'espace supérieur au nôtre.
Et nous devons admettre que, si une quatrième unité de pensée se forme en nous, aussi différente du concept que le concept est différent de la représentation, alors, simultanément apparaît dans le monde qui nous entoure, une quatrième caractéristique que nous pouvons nommer géométriquement une quatrième direction ou une quatrième perpendiculaire à toutes les propriétés connues de nous, parce que cette caractéristique contient des propriétés d'objets perpendiculaires à toutes les propriétés qui nous sont connues, et non pas parallèles à aucune d'entre elles. En d'autres termes, nous nous voyons ou nous sentons dans un espace non pas en trois mais en quatre dimensions, et les objets environnants, tout comme nos propres corps, révèlent les propriétés générales de la quatrième dimension, que nous n'avions pas remarquées jusqu'alors, ou que nous avions regardées comme des propriétés individuelles des objets (ou leur mouvement), tout comme les animaux considèrent l'extension des objets dans la troisième dimension comme des mouvements de ceux-ci.
Nous ayant vus ou sentis nous-mêmes dans le monde en quatre dimensions, nous trouverons que le monde en trois dimensions n'a pas et n'a jamais eu d'existence réelle, qu'il était une création de notre imagination, un fantôme, un fantasme, un spectre, une tromperie, une illusion d'optique – enfin tout ce que l'on veut, sauf la réalité.
Tout ceci, loin d'être une « hypothèse », une supposition, est un fait avéré, tout comme l'existence de l'infini est un fait. Dans l'intérêt de sa propre existence, le positivisme a dû se débarrasser de l'infini, ou du moins, il a dû le qualifier d' « hypothèse. » Mais l'infini n'est pas une hypothèse, c'est un fait. Tout comme est un fait la multidimensionnalité de l'espace et tout ce que cela implique, c'est-à-dire la non-réalité de tout ce qui est tridimensionnel.